Asma Lamrabet est une figure intellectuelle et théologienne marocaine Elle se distingue par son engagement indéfectible en faveur de l’égalité des sexes et de la justice au sein de l’islam. Elle a acquis une renommée internationale à travers ses nombreux essais en tant que fervente défenseure des droits des femmes et en tant que voix critique vis-à-vis des interprétations patriarcales et obscurantistes de la religion.
Dans cet entretien, Asma Lamrabet nous parle de la manière dont les interprétations historiques ont façonné la place des femmes dans la société musulmane. Et de comment les concepts de « kiwama » (responsabilité) et de « Attaa » (obéissance), ont été instrumentalisées pour justifier l’inégalité entre les genres. Elle aborde également le sujet crucial de l’héritage dans l’islam, remettant en question les interprétations traditionnelles et plaidant pour une réévaluation des règles successorales à la lumière des valeurs éthiques et de l’équité.
Entretien mené par Aicha Sakhri (Extrait reformulé de l’émission Horrates de M24 diffusée le 23 mai 2023)
Aicha Sakhri (AS): Bonjour Asma, je vous remercie d’avoir accepté cette entrevue. Je souhaiterais commencer en abordant votre dernier ouvrage intitulé « Islam et liberté fondamentale pour une éthique universelle », publié aux éditions « En toutes lettres – Collection « Les questions qui fâchent ». Cet ouvrage apparaît comme un vibrant plaidoyer pour une réconciliation entre les référentiels universels et religieux, en mettant l’accent, comme vous le mentionnez à maintes reprises, sur la nécessité d’éliminer les préjugés qui subsistent de part et d’autre. Vous soulignez également la nécessité de décoloniser les mentalités et d’aborder le « point de tension existant entre certaines libertés individuelles et le référentiel religieux ».
Comment peut-on sortir de cette impasse sans renier notre identité ?
Comment peut-on concilier à la fois universalisme, marocanité, pratique religieuse et foi ?
Asma Lamrabet (AL): Bonjour Aicha, je vous remercie pour cette opportunité. Pour sortir de cette impasse, nous pouvons nous appuyer sur la Constitution de 2011 qui évoque dans son préambule les constantes fédératrices. Ces constantes, au nombre de quatre, sont clairement énoncées dans notre Constitution. Elle mentionne la religion musulmane avec l’adjectif « modéré », ce qui est important car cela exclut l’extrémisme religieux. Ces constantes fédératrices comprennent également le choix démocratique, la monarchie et l’unité nationale aux multiples influences. Cependant, parmi ces constantes, deux d’entre elles peuvent poser problème. Ce ne sont ni la monarchie ni l’unité nationale, mais plutôt la religion musulmane modérée et le choix démocratique. Le choix démocratique inclut les droits humains, l’universalité de la démocratie, les libertés, l’égalité homme-femme, etc. C’est ce qui crée une tension entre eux. La Constitution offre déjà une voie de sortie de cette impasse. Il s’agit de traduire toutes ces constantes fédératrices en actions concrètes. Pour ce faire, il est essentiel de travailler sur l’étude historique du sens de l’universel aujourd’hui, de ce que signifient les droits universels, le choix démocratique, etc. La première étape pour sortir de cette impasse, et qui est selon moi primordiale mais n’a pas encore été entreprise, consiste à déconstruire tous les préjugés que nous entretenons à l’égard de l’universel. Nous devons également avoir le droit de le critiquer, car il ne s’agit pas d’un concept monolithique. De même, nous devons déconstruire ce que nous entendons par référentiel religieux et islam modéré. Il existe une multitude de textes, dont le Coran, les hadiths, le fiqh, et toutes les interprétations accumulées sur 14 siècles. Cette diversité et pluralité sont riches, mais nous n’avons pas su en tirer parti ni les mettre en valeur. En ce qui concerne l’universel, il n’est pas non plus monolithique. Bien qu’il ait été théorisé en Europe, en particulier en France, avec la Déclaration des droits de l’homme, il est le résultat d’un cumul de connaissances et de savoirs venant de toutes les civilisations, y compris celles considérées comme périphériques. L’âge d’or, du 8e au 11e siècle, a vu les érudits musulmans comme Ibn Rochd, Farabi et Ibn Khaldoun, contribuer de manière extraordinaire à cet universel. Il est également important de rappeler que la langue arabe, langue du savoir, a été transmise par des savants juifs et chrétiens qui ont collaboré avec les musulmans durant cette période faste. Nous devons déconstruire cette notion d’universel car de nos jours, pour la plupart des Marocains, voire des Marocaines, mais aussi pour tous les musulmans, le terme « Droits Universels » évoque les Nations Unies et l’imposition de valeurs qui semblent entrer en contradiction avec nos particularités religieuses. Or, cela n’est pas du tout le cas. Il faut communiquer de manière compréhensible et, comme Ibn Rochd le disait, parler un langage audible à ceux qui contredisent nos valeurs. Il est essentiel d’expliquer aux jeunes en particulier que les valeurs universelles, telles que la liberté, la dignité, l’égalité, etc., sont également présentes dans le référentiel religieux.
Aicha Sakhri (AS): En évoquant l’évolution de la pensée religieuse, vous mentionnez que pendant cinq siècles, la religion a été figée et n’a pas pu s’auto-évaluer ni évoluer. Vous pointez du doigt la lecture littéraliste et obscurantiste qui a prévalu durant cette période. Est-ce que cette interprétation étroite de la religion est ce qui a contribué à la place insuffisante accordée aux femmes aujourd’hui ? Est-ce que cette lecture a engendré les règles d’inégalité qui conduisent à diverses formes d’injustice ?
Asma Lamrabet (AL): C’est en partie vrai, mais il faut noter qu’il y a d’autres facteurs également. Dès la période post-prophétique, dès la mort du Prophète, la pensée musulmane a été confrontée à des conflits politiques incessants et des guerres internes. Cela a conduit à l’avènement d’un despotisme politique dès les débuts des Omeyyades. Une instrumentalisation des valeurs éthiques a suivi, en particulier la notion de justice, qui a été perçue comme dangereuse pour les despotes. Les califes ont exigé une soumission totale, même qualifiée de « Attaa Al Amyaa », une soumission absolue au calife, certaines fois même au nom de Dieu. Ce glissement a finalement mené à la suprématie du calife et à la soumission aveugle des croyants, hommes et femmes, y compris au sein de la famille. Cette notion de soumission, qui est au cœur de l’inégalité homme-femme dans la lecture traditionaliste religieuse, sert de base au patriarcat aujourd’hui dans le monde musulman. C’est ce qui sous-tend les explications contemporaines de l’inégalité homme-femme. Cette idée de l’obéissance « Attaa » est devenue le fondement du patriarcat dans les sociétés musulmanes, et elle est souvent utilisée pour justifier la supériorité supposée de l’homme sur la femme. Cependant, cette notion d’obéissance totale de la femme à l’homme et de la suprématie de l’homme sur la femme ne trouve pas d’appui dans le Coran. J’ai d’ailleurs analysé en profondeur le Coran et je défie quiconque de trouver un verset qui ordonne cette obéissance absolue de la femme à l’homme ou qui établit la supériorité intrinsèque de l’homme sur la femme.
Aicha Sakhri (AS): Le Code de la famille actuel est construit sur la base des notions de « kiwama » (responsabilité financière) et « Attaa » (obéissance) envers les hommes. Il va être modifié. Êtes-vous en faveur d’amendements au Code ou bien pour une déconstruction complète de ce paradigme ? Si vous soutenez une transformation radicale, quels arguments pouvez-vous avancer en ce sens ?
Asma Lamrabet (AL): Le Code de la famille, en grande partie inspiré de la jurisprudence malékite, repose sur des bases humaines. Il faut souligner que le prétexte selon lequel ce Code est d’inspiration coranique est erroné. En effet, il n’existe pas de base coranique pour l’équation de soumission « Attaa » en échange de « nafaqa ». Cette équation constitue le fondement de l’inégalité, mais elle n’a pas d’appui dans le Coran. Ce concept a été extrapolé dans une logique patriarcale pour devenir l’ADN de la pensée islamique et du « fiqh », et tout le reste est interprété en fonction de cette logique. Cela peut être déconstruit aujourd’hui.
Aicha Sakhri (AS) : Et concernant la question de l’héritage est-il vrai que le Coran préconise le testament en priorité ? Comment procéder, convaincre et faire évoluer le code dans ce sens ?
Asma Lamrabet (AL): Actuellement, de nombreuses recherches menées par des penseurs contemporains, y compris des théologiens et des penseurs libres, hommes et femmes, démontrent que le testament est prioritaire dans le Coran. C’est ce que j’ai cherché à illustrer dans mon texte. Plusieurs versets abordent la question du testament et, par conséquent, tout ce qui concerne les successions dans le Coran répond en fait à la question du testament et des parts d’héritage. Donc, le testament a une priorité évidente, même par rapport aux parts d’héritage et aux « Nassib » que nous trouvons dans l’héritage, où chaque verset se termine en précisant qu’il faut répartir les biens après avoir réglé les dettes du défunt.
Cependant, le Coran n’offre pas de détails sur le testament. Il ne mentionne pas de montant spécifique ni ne le limite. Bien qu’il y ait une tradition prophétique qui limite le testament, cela pose un problème majeur lorsque la plupart des juristes musulmans affirment que tous les versets relatifs au testament ont été abrogés par les « Hadiths ». Cette position contredit les bases fondamentales des sciences islamiques qui accordent la priorité au Coran. Il est nécessaire de revenir à la cohérence présente dans le Coran, qui établit un équilibre entre le testament et la répartition des biens, et de reconnaître l’importance due au testament.
Quant à la manière de procéder, cela relève de la responsabilité des juristes, car il est possible de faire preuve d’injustice même dans le cadre du testament. Par exemple, on pourrait privilégier un enfant par rapport à un autre. C’est aux juristes de déterminer comment garantir le maximum de justice dans l’établissement des testaments.
En ce qui concerne le « taassib », il est nécessaire de l’abroger. Il s’agit d’une aberration juridique qui découle directement de la jurisprudence islamique. Cette règle a été élaborée dans le contexte d’une société traditionnelle et conservatrice, où l’on estimait que les hommes, tels que les cousins et les oncles, devaient prendre en charge les filles. Cependant, la société a évolué au-delà de cette perspective. Aujourd’hui, même les théologiens contemporains, que l’on pourrait qualifier de « petits frigoristes », recommandent des solutions alternatives pour contourner cette règle. Si une solution de contournement est recommandée, cela signifie qu’elle n’est pas interdite par la religion. Il est donc important de clarifier les choses de manière transparente, notamment en ce qui concerne les filles, pour qu’elles puissent profiter de l’héritage de leur père aux côtés de leur mère, sans avoir à le partager avec des membres éloignés de la famille.