Sous couvert de discours « virils » et de pseudo-réappropriation des droits masculins, les mouvements masculinistes prolifèrent sur les réseaux sociaux et diffusent une idéologie dangereusement misogyne.
Longtemps cantonné à des cercles marginaux, le discours masculiniste gagne aujourd’hui du terrain à l’échelle globale, porté par les plateformes sociales. « Comment dominer une femme », «pourquoi les femmes ne valent plus rien », « pourquoi il ne faut jamais se marier ». À première vue, de tels contenus peuvent paraître caricaturaux, voire grotesques. Mais sous la couche de provocation se dessine une dérive inquiétante.
Au Maroc, les normes virilistes ne sont pas une nouveauté. Déjà ancrés dans la culture, l’éducation et les traditions, ces discours n’ont fait que gagner une nouvelle visibilité. Reliftés par des protagonistes plus jeunes. Souvent présenté par ses adeptes comme une réponse au féminisme, Le masculinisme est en réalité une idéologie. Idéologie sous-entendant que les hommes seraient aujourd’hui les véritables victimes d’un système sociétal adoubant les femmes. À la faveur des réseaux sociaux, la mouvance a essaimé, formant un contre-discours bien rodé, fait de slogans, de pseudosciences et d’anathèmes.
C’est une réaction identitaire qui voit dans l’émancipation féminine non pas une avancée, mais une menace directe. « Les femmes revendiquent leurs droits légitimes, les hommes réagissent avec agressivité car ils se sentent spoliés de leurs privilèges » explique le sociologue Mustapha Aboumalek. « L’homme se pense dépossédé de son « territoire » symbolique, de son rôle traditionnel de chef et d’autorité ». Rétrograde à souhait, cette logique réactionnaire se pare pourtant d’un vernis de modernité, profitant des codes viraux du numérique et d’une forme de connivence avec certains discours politiques conservateurs ou populistes.
Lexique dégradant assumé
À mesure que l’idéologie se propage, un lexique spécifique se pose. Des mots comme femoids (humanoïde femelle), hypergamie (femme cherchant un conjoint au niveau social élevé), redpill (groupe ayant pour vocation de réveiller les hommes et dont la version marocaine compte 165K followers), MGTOW (Men Going Their Own Way -les hommes prennent leur propre voie-) composent un jargon qui donne au mouvement une forme d’entre-soi. L’un des groupes les plus inquiétants est celui des « incels » (involuntary celibates, ou célibataires involontaires), communauté d’hommes qui affirment être rejetés par les femmes et nourrissent à leur encontre une haine croissante.
Pour la psychologue clinicienne Chainaz Mokhtari, ces discours ne sont pas anodins : « On est face à des individus qui vivent une anxiété identitaire profonde, car les modèles qu’on leur a transmis sont en décalage avec la société actuelle. Ils n’ont pas été éduqués à être des partenaires ou des soutiens émotionnels ». Cette fracture est à l’origine d’une frustration qui, plutôt que d’engendrer un dialogue ou une introspection, est redirigée contre les femmes. « Si une femme est indépendante, si elle gagne sa vie, alors elle devient un ennemi », explique la psychologue. Un ennemi qu’il faut, selon les masculinistes, dominer, manipuler ou même humilier.
Des réseaux sociaux qui font écho
Les plateformes numériques ont offert à ces discours un terreau idéal. YouTube, TikTok, X ou encore Instagram regorgent de vidéos prônant la virilité « perdue », dénonçant les « caprices féminins » ou offrant des guides de « reconquête de puissance masculine ». Par mimétisme ou par fascination, des adolescents s’identifient à ces figures, souvent influentes et charismatiques, qui leur offrent un récit simpliste : Si tu n’as pas de succès, ce n’est pas ta faute, c’est celle des femmes.
« La série britannique Adolescence, récemment diffusée sur Netflix, illustre parfaitement ce mécanisme. Un jeune garçon, isolé, se laisse happer par l’univers masculiniste en ligne. Ce n’est pas un garçon violent qui devient misogyne, mais un garçon confus, mal dans sa peau, récupéré par un discours qui le valorise en rabaissant les autres et finit par le conduire à l’irréparable » rapporte la psychanalyste. Le message est clair : ces idéologies ne sont pas virtuelles, elles ont des effets réels, parfois tragiques.
Aboumalek ne mâche également pas ses mots : « Les réseaux sociaux jettent de l’huile sur le feu. C’est un bazar toxique, rempli de clichés et d’idéologies inhumaines ». La parole féminine y est moquée, disqualifiée, ou rendue responsable de tous les maux. Dans ce contexte, l’espace de dialogue est miné. « On observe une rupture sociétale, une guerre larvée entre les sexes. Cette logique de confrontation perpétue une culture de la domination et rend impossible tout dialogue serein. Elle compromet aussi les politiques d’égalité et fragilise la démocratie ».
Une fracture sociétale qui fait peur
La montée du masculinisme est révélatrice d’un malaise plus profond. Une génération d’hommes se sent dépossédée, en perte de repères, et cherche des coupables. Or, au lieu d’interroger les modèles virils obsolètes transmis de génération en génération, ils s’attaquent aux femmes qui osent s’affirmer. Le terrain est propice à la violence, verbale d’abord, physique ensuite. Et le Maroc n’échappe pas à la tendance. « Ce n’est pas un phénomène réservé à l’Occident », rappelle Mokhtari. « On observe également chez nous une montée de l’agressivité masculine, des comportements de rejet, d’humiliation, qui prennent racine dans les mêmes angoisses ».
L’idéologie masculiniste ne vit pas en vase clos. Elle s’imbrique souvent dans des logiques populistes plus vastes, où l’on rejette les élites, les droits des minorités et tout ce qui ressemble à une transformation des normes sociales. La rhétorique est identique : nostalgie du passé, rejet de la « décadence contemporaine», besoin d’un retour à l’ordre et à l’autorité. Certains leaders politiques, à travers le monde, flirtent avec ce raisonnement, sinon par conviction, au moins par opportunisme.
En valorisant un discours « anti-woke » ou moquant les combats féministes. « Ils jouent sur une frustration masculine nourrie par l’échec social, affectif ou économique », reprend Mustapha Aboumalek. « La cible principale n’est pas uniquement les femmes, mais aussi l’idée d’égalité ». Ce climat d’impunité renforce l’idée, dans certains esprits, qu’il est désormais acceptable de remettre en cause des acquis sociaux fondamentaux.
Cette proximité est particulièrement visible dans certains discours d’extrême droite, mais aussi dans les sphères religieuses intégristes ou ultraconservatrices, qui partagent avec les masculinistes l’idée que le désordre social actuel provient d’un affaiblissement de l’autorité masculine.
Des conséquences bien réelles
Les adolescents, en pleine construction identitaire, représentent une cible de choix pour ces discours. En manque de repères, ils sont sensibles à une parole simple, virile, directe. Le mood est renforcé par les algorithmes, qui poussent les contenus les plus extrêmes. Une simple vidéo sur les relations hommes-femmes peut conduire, en quelques clics, à une spirale de contenus haineux et ultra-sexistes. Cette radicalisation progressive, presque insidieuse, est difficile à détecter, surtout dans des foyers où l’on ne parle ni de sexualité, ni d’égalité et encore moins d’émotions.
Ce climat vicié déborde de la sphère numérique. Le harcèlement en ligne des femmes s’intensifie, les menaces sont banalisées, les féminicides restent alarmants. Au Maroc, plusieurs jeunes femmes confient être insultées dès qu’elles publient une opinion sur les réseaux sociaux. Les étudiantes, les influenceuses, les militantes sont particulièrement ciblées. Chainaz Mokhtari insiste : « il y a tout un discours empli de haine et de violence qui peut avoir des conséquences désastreuses. Maltraiter les femmes deviendrait une revanche symbolique pour des hommes qui se sentiraient dépossédés». Et même lorsque les violences physiques ne se produisent pas, c’est l’espace mental et social des femmes qui se rétrécit. Elles doivent faire attention à ce qu’elles disent, à comment elles s’habillent, à ce qu’elles publient. Le masculinisme réinstalle la peur, là où le féminisme avait ouvert des fenêtres.
Face à cette menace, les réponses doivent être multiples. Sur le plan éducatif d’abord, il est urgent d’enseigner l’égalité dès le plus jeune âge, et de donner aux garçons comme aux filles des outils solides. Le féminisme n’est pas un combat contre les hommes, mais un projet commun pour une société meilleure.
Sur le plan médiatique, les plateformes doivent être tenues responsables des contenus qu’elles diffusent. Une régulation s’impose, d’autant que ces discours sont performatifs : ils légitiment des comportements violents. Enfin, il est essentiel que les figures publiques prennent position face à des discours qui appellent à rabaisser la moitié de l’humanité. Quelques blogueurs tentent en ce sens de prendre le contre-pied du mouvement en dénonçant sa toxicité.
À travers des interventions percutantes, ils déconstruisent les normes virilistes et prônent une masculinité plus saine. Soufiane Hennani anime le podcast Machi Rojola, un espace de réflexion critique sur les injonctions liées à la virilité. De son côté, Abdelmajid El Moudni, via l’association Médias et Culture, organise régulièrement des ateliers sur la masculinité positive. Une démarche qui rejoint celle de plusieurs associations féministes, de plus en plus nombreuses à s’intéresser à ce phénomène et à intégrer cette réflexion dans leurs actions.
« Il faut sortir les garçons de ce piège et leur faire comprendre que le féminisme est aussi leur allié. Car une société égalitaire est une société plus épanouissante » résume Mustapha Aboumalek. Là où le masculinisme n’offre, en revanche, qu’une promesse vide : celle de revenir à un passé fantasmé, où les hommes auraient tout, mais seraient seuls…