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Les aspirations portées par les générations anticoloniales restent inachevées jusqu’à aujourd’hui

Les aspirations portées par les générations anticoloniales restent inachevées jusqu’à aujourd’hui

Par Nisrine Salaqi

Avec un regard engagé et une plume accessible, la marocaine Osire Glacier, interroge l’héritage des luttes anticoloniales, l’islamisation politique et les résistances aux droits des femmes dans le Maroc contemporain.

Dans son dernier ouvrage, « Le Maroc en quête de liberté : un récit familial », Osire Glacier choisit de raconter l’histoire de son père, militant anticolonial dans le Rif, et d’éclairer, à travers son parcours, les luttes inachevées pour la justice sociale, l’égalité des genres et la souveraineté populaire au Maroc. Loin des cercles académiques fermés, elle revendique une écriture engagée, capable de nourrir l’esprit critique et d’ouvrir le débat sur les résistances politiques, sociales et culturelles qui perdurent jusqu’à aujourd’hui.

 

Votre dernier livre mêle récit familial et analyse politique. Pourquoi avez-vous choisi cette forme hybride ?

Au Maroc comme ailleurs, nous assistons à un recul préoccupant de la qualité de l’éducation, de la pensée analytique, de la culture et des sciences. En tant qu’autrice et chercheuse, cela m’amène à réfléchir à la manière dont nous diffusons le savoir : pour qui écrivons-nous, et comment rendre nos recherches accessibles ? Voulons-nous nous adresser exclusivement à un cercle érudit, ou au contraire, ouvrir le débat à un public plus large ? Pour ce livre, j’ai fait le choix de la seconde option.

J’ai donc croisé plusieurs sources : les archives personnelles de mon père, ses écrits de l’époque, des articles de presse ainsi que des entretiens informels avec des acteurs et témoins des événements évoqués. J’ai également puisé dans les cadres théoriques issus de l’histoire postcoloniale au Maroc. Mais j’ai tenu à adopter un style clair, un récit succinct, afin de permettre à un lectorat plus large de s’approprier ces enjeux. C’est ce double mouvement – rigueur analytique et accessibilité – qui a guidé l’écriture de ce livre.

 

À travers la figure de votre père, Mohamed Hadouche, vous retracez un siècle de luttes. Quels éléments de son engagement vous paraissent aujourd’hui les plus pertinents pour les combats sociaux et politiques actuels au Maroc ?

Mon père et son frère jumeau, Abdslam Hadouche, ont joué un rôle actif dans les luttes anticoloniales contre le protectorat espagnol dans la région de Targuiste. En 1953, mon père a fondé là-bas une branche du Parti al-Islah al-Watani (Réforme nationale), une formation politique qui soutenait activement la lutte armée menée par Jaych at-Tahrir (l’Armée de libération). Cet engagement, que je retrace dans mon livre à travers une plongée à la fois intime et historique, met en lumière le rôle crucial de citoyennes et citoyens souvent très modestes, qui ont, malgré l’absence de moyens, lutté avec une immense détermination pour l’avènement de l’indépendance. Mais cette indépendance, arrachée au prix fort, n’a été que formelle. Elle n’a pas permis l’instauration d’une véritable souveraineté populaire garantissant les droits économiques, sociaux, culturels et politiques de toutes et tous. Les aspirations portées par les générations anticoloniales restent inachevées jusqu’à aujourd’hui.

Prenons l’exemple des femmes. Elles ont participé aux luttes anticoloniales, souvent dans des rôles de soutien : nourrir les combattants, soigner les blessés, transmettre des messages. Certaines ont aussi milité dans les rangs d’al-Islah al-Watani, telle que Khadija Bennouna. D’autres, comme Rahma al-Madani, ont plaidé dans la presse de l’époque à Tétouan pour l’éducation des filles et les droits des femmes. Pourtant, une fois l’indépendance acquise, elles ont été écartées du processus politique. Ainsi, aucune femme ne siégeait à l’Assemblée nationale consultative fondée en 1956. Par ailleurs, le Code de la famille (al-Moudawana), élaboré en 1957, les a reléguées à la sphère privée.

Aujourd’hui encore, malgré les avancées obtenues grâce aux combats menés par les associations féminines et féministes, les femmes continuent de lutter contre les inégalités dans le mariage, les inégalités successorales ou encore pour la parité salariale. Ce qui montre que les grands combats pour la dignité, la justice sociale et la démocratie, entamés par les générations précédentes, restent d’une brûlante actualité au Maroc.

 

Le livre aborde les politiques d’islamisation de la société marocaine post-indépendance. Pensez-vous que cette islamisation a été un outil de pacification politique ou un instrument de contrôle social ? Ou les deux ?

Les politiques d’islamisation de la société marocaine post-indépendance, amorcées à partir de 1977, ont été avant tout un instrument de contrôle social et politique. Dans les années 1970, les milieux scolaires et universitaires étaient fortement imprégnés par des courants progressistes, socialistes et marxistes. Ces idées, souvent portées par des enseignantes, des enseignants et des activistes, incluaient des réflexions critiques sur les rapports sociaux, les inégalités de genre, la laïcité et la justice sociale et internationale. Elles représentaient ainsi une menace directe pour les fondements du pouvoir traditionnel. Face à cela, les autorités ont entrepris un processus d’islamisation progressive de l’espace éducatif et intellectuel. Ce processus s’est notamment traduit par la suppression de disciplines pensantes, comme la philosophie et la sociologie, au profit des études islamiques. On a ainsi évacué des programmes scolaires les questionnements sur les dynamiques sociales, les luttes de classes ou encore les rapports de pouvoir entre les sexes.

L’exemple des femmes illustre cette logique. Plusieurs tentatives de réforme du statut des femmes ont suscité de vives résistances, comme le montre l’histoire récente : le Plan d’intégration des femmes au développement proposé par Mohamed Saïd Saâdi en 1998, la réforme du Code de la famille (al-Moudawana) en 2004, ou encore la pétition de 2018 appelant à l’égalité successorale. Ces résistances s’appuient sur des formes multiples de légitimation, mais un argument revient de manière récurrente : l’égalité entre les sexes serait contraire à l’islam. Par ailleurs, la Constitution marocaine érige l’islam en l’une des constantes fondamentales du pays. Elle introduit aussi, dans sa formulation, des clauses restrictives telles que « dans les conditions fixées par la loi » ou encore « dans le respect des constantes du Royaume », qui viennent souvent limiter les droits des femmes.

Ainsi, l’islamisation post-indépendance apparaît moins comme un simple outil de pacification que comme un levier stratégique utilisé pour encadrer, neutraliser et contenir les revendications démocratiques, féministes et égalitaires dans la société marocaine contemporaine.

 

Vous êtes aussi très active sur les réseaux, sur votre blog, votre chaîne YouTube, etc. Pourquoi ce choix de la vulgarisation et comment percevez-vous son impact, notamment au Maroc ?

C’est le souci de rendre le savoir accessible au plus grand nombre qui motive ma présence sur les réseaux sociaux : mon blog etudesmarocaines.com, ma chaîne YouTube, ainsi que mes comptes Facebook et Instagram s’inscrivent dans cette démarche de vulgarisation engagée. Dans son ouvrage percutant L’Empire de l’illusion : la fin de la culture et le triomphe du spectacle, le penseur américain Chris Hedges formule une critique acerbe de la culture contemporaine aux États-Unis, qu’il décrit comme ayant sacrifié la pensée critique, l’alphabétisation profonde et l’engagement intellectuel sur l’autel du divertissement, de la célébrité et de la consommation. Régie par les intérêts des grandes entreprises, cette culture se vide de sa substance, au profit d’un empire qui tire avantage de l’appauvrissement moral, intellectuel et économique des citoyennes et citoyens ordinaires.

Malheureusement, cette tendance n’est pas confinée à l’Amérique du Nord. Elle s’observe ailleurs, y compris au Maroc. Dans ce contexte de régression culturelle et intellectuelle, je considère qu’il est de ma responsabilité, en tant que chercheuse en sciences sociales, de partager les savoirs au-delà des cercles académiques, et de contribuer à nourrir l’esprit critique et l’engagement citoyen dans l’espace public.

 

Dans vos livres comme Le Sexe nié ou Femmes, Islam et Occident, vous déconstruisez les normes de genre et les masculinités. Quelles résistances rencontrez-vous dans le monde académique ou militant face à ces analyses ?

 Dans les milieux universitaires où les études de genre sont bien établies -comme c’est le cas dans de nombreuses universités au Canada-, les recherches sur la féminité, la masculinité et la sexualité font pleinement partie des corpus enseignés. Bien que les mouvements masculinistes gagnent en visibilité, ces travaux suscitent avant tout des débats, mais rarement de véritables résistances.

Ainsi, mes ouvrages ont reçu un accueil critique favorable dans des revues scientifiques reconnues aux États-Unis et au Canada. En revanche, ils n’ont suscité que peu d’intérêt au Maroc. J’en conclus, à regret, que les savoirs en sciences humaines et sociales -en particulier ceux qui portent sur les construits des genres et les rapports de pouvoir entre les sexes- peinent à atteindre le public marocain, y compris les publics les plus avertis.

 

Votre travail mêle rigueur scientifique, posture critique, engagement féministe et transmission pédagogique. Comment articulez-vous ces différentes dimensions sans compromis ?

À mes yeux, il n’y a pas de contradiction entre rigueur scientifique, posture critique, engagement féministe et souci de transmission : au contraire, ces dimensions se renforcent mutuellement. Un ou une docteure en médecine soigne les maladies du corps humain. Son travail repose sur des méthodes rigoureuses : la recherche, l’expérimentation, la validation. Mais il est aussi animé par une finalité normative : prévenir la souffrance, préserver la santé.

De la même manière, un ou une docteure en sciences humaines et sociales se penche sur d’autres formes de souffrance : les maux sociaux et collectifs : racisme, sexisme, inégalités économiques, injustices locales ou globales. Ces pathologies du vivre-ensemble demandent elles aussi une approche scientifique, c’est-à-dire ancrée dans l’analyse rigoureuse, les cadres théoriques solides et les méthodes éprouvées. Mais elles appellent également un engagement éthique et politique, car comprendre ces maux sans chercher à les transformer reviendrait à renoncer à notre responsabilité intellectuelle.

Mon engagement féministe, critique et pédagogique découle donc naturellement de ma démarche scientifique. Il s’agit, non pas de faire des compromis entre ces dimensions, mais de les faire dialoguer pour produire un savoir vivant, ancré dans le réel, et capable d’éclairer les luttes de notre temps.

 

Extrait de « Le Maroc en quête de liberté : un récit familial » publié aux éditions l’Harmattan, Paris

« Quand mon père, Mohamed Hadouche, parlait des luttes anticoloniales qu’il avait menées à Iflihene et de ses combats postindépendance à Agadir, sa voix s’animait et ses yeux brillaient. Je ne saisissais alors ni l’importance des événements qu’il relatait, ni le rôle qu’il y avait joué. Je devais avoir six ou sept ans.
Je connaissais Iflihene, son village natal. Perdu dans les montagnes du Rif, il semblait être au bout du monde. Malgré la distance qui le séparait d’Agadir où nous habitions, nous y allions tous les étés.   Une grande aventure inoubliable. Mes parents s’y préparaient des semaines à l’avance. Au fil des jours, des paniers et des valises s’amassaient dans le hall de notre maisonnette. Puis, un beau matin, notre périple commençait. »

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Direction artistique : Domizia Trenta
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Directrice de la publication : Aïcha Zaïmi Sakhri

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Dossier de presse numero 26/2023

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