Réforme de la Moudawana : amendements ou changement de paradigme ?

Par Chama Tahiri

Samedi 16 décembre dernier se sont tenues les premières Assises du Féminisme à Rabat. Organisée par l’Association pour la Promotion de la Culture de l’Egalité, présidée par Aïcha Zaimi Sakhi, cette grand-messe du mouvement féministe marocain a rassemblé pionnières de la lutte pour les droits des femmes et militantes de la nouvelle génération. À l’ordre du jour, la troisième réforme du Code de la Famille prévue pour 2024. L’occasion de faire le point sur les revendications des différentes associations et de questionner la démarche.

La nécessité d’une refonte totale

Yousra El Barrad et Ghizlane Mamouni dans le 2ème panel des Assises du féminisme

Près de vingt ans après la deuxième réforme de la Moudawana qui avait apporté des avancées substantielles tout en étant jugée imparfaite et incomplète par la société civile, le Maroc est aujourd’hui à l’aube d’un nouveau tournant. « Un moment historique » insiste Ghizlane Mamouni, présidente de l’association Kif Mama Kif Baba, pour qui 2024 amorcera une nouvelle ère dans le combat pour les droits des femmes et des enfants. Si le Code de 2004 apportait des avancées majeures en établissant par exemple la co-responsabilité des conjoints ou en interdisant le mariage des mineurs en passant l’âge minimum légal de 15 à 18 ans, les fondements même de la Moudawana demeurent inconstitutionnels  d’après les responsables associatives et l’heure est à la « refonte radicale » martèle Latifa Jbabdi, membre fondatrice de l’Union Action Féminine. L’ensemble des associations revendiquent en effet une refonte totale, pas une simple réforme, ainsi que d’une révision du lexique en supprimant certains termes considérés comme dégradants pour la femme, comme la « mutaa », qui renvoie par exemple la notion de plaisir transactionnel. Pour Amina Lotfi, présidente de l’ADFM, « les réformes de 2004 ont été introduites avec des articles de loi peu clairs, et il y a actuellement suffisamment de recours pour avoir des textes explicites et permettre à tous les citoyens et citoyennes d’avoir accès à la justice ». Et d’ajouter « pour ce projet de refonte, il s’agit d’appliquer le principe d’égalité de façon transversale », en accord avec l’article 19 de la Constitution de 2011 qui criminalise la discrimination basée sur le genre et qui établit la pleine égalité entre les femmes et les hommes, y compris dans les droits civils, et en accord avec les conventions internationales ratifiées par le Maroc. Cela passe nécessairement par la suppression de préceptes tels que la quiwamah qui érige la supériorité de l’homme en sa qualité de pourvoyeur unique de ressources pour la famille, ce qui est en décalage avec la réalité de la société marocaine au vu de l’évolution de la part des femmes cheffes de ménages et des femmes vivant seules. Mme Lotfi revendique également la valorisation du travail domestique non rémunéré, effectué à 92 % par des femmes, et notamment en cas de divorce dans le partage des biens.

Ce nouveau projet de Moudawana a donc pour objectif de rétablir l’égalité, l’équité et la justice sociale; de garantir l’intérêt supérieur de l’enfant; et de limiter l’impunité par le biais de sanctions civiles ou pénales. À cet effet, l’un des préalables majeurs reste l’abrogation de l’article 400 du CdF qui dispose que les juges sont tenus de s’inspirer du rite malikite dès lors que la règle de droit écrite serait absente, lacunaire, ou imprécise. Cette pratique fait appel à la subjectivité et l’interprétation des juges et suppose des jugements différents pour une même problématique. Les associations recommandent alors d’imposer le recours à la Constitution, à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW) et celle relative aux droits de l‘enfant (CDE) ainsi que tout autre traité international des droits de l’Homme.

L’intérêt supérieur de l’enfant comme principe transversal

Les associations ont articulé leurs revendications autour quatre piliers qui sont l’intérêt supérieur de l’enfant, l’égalité face au mariage, au divorce, et enfin à l’héritage. Pour Ghizlane Mamouni, l’intérêt supérieur de l’enfant est un principe fédérateur et transversal à tous les axes de revendication à commencer avec l’abrogation totale du mariage des mineures et la sanction des contrevenants à la loi. Malgré l’âge du mariage fixé à 18 ans révolus, les juges disposent d’un pouvoir de dérogation qui a permis entre 2011 et 2018 d’autoriser 85% des demandes de mariage d’enfants, dont 94,8% ayant concerné des filles. En 2022, ce sont plus de 13 000 enfants qui  ont été marié.es.

Khaoula Benomar de l’association Joussour

L’autorité parentale est également un terrain majeur d’inégalité dans la mesure où le père reste le seul tuteur légal de l’enfant, même en cas de divorce. Ce principe est d’ailleurs en incohérence avec la co-responsabilité des époux garantie par la réforme de 2004. Les experts préconisent donc d’abolir l’article 231 qui définit la représentation légale de l’enfant afin d’établir un principe fondamental d’égalité dans la tutelle légale. Khaoula Benomar de l’association Joussour, indique même que de nombreuses femmes ne sont pas conscientes de cette injustice, et ne réalisent qu’elles n’ont pas de pouvoir juridique sur leur enfant que lorsqu’elles se retrouvent confrontées à certaines démarches administratives. La tutelle devrait donc être partagée entre les époux, et en cas de divorce, confiée au parent ayant la garde afin de garantir un traitement équitable des droits parentaux et de tenir compte de l’intérêt supérieur de l’enfant. D’ailleurs, si aujourd’hui la garde de l’enfant est automatiquement attribuée à la mère en cas de divorce, alors même qu’elle n’en a pas la tutelle, elle lui est retirée dans le cas celle-ci où se remarie, quand bien même le père serait lui-même remarié. La question de la garde et des droits de visite lèse aussi les hommes qui devraient pouvoir être impliqués dans l’éducation de leurs enfants, relève Mme Benomar.

Enfin, les enfants nés hors mariage sont quant à eux considérés comme illégitimes et privés de droits familiaux et de filiation paternelle, et n’ont donc ni le droit à une pension alimentaire, ni à l’héritage. La mère doit prendre en charge l’enfant seule et les tests ADN pour prouver l’identité du père ne sont pas reconnus. Il s’agit donc en substance d’associer la filiation paternelle automatiquement à la filiation parentale et d’autoriser le recours aux tests ADN.

L’égalité face au mariage et au divorce

Khaoula Benomar et Amina Lotfi

L’abrogation totale de la polygamie est également attendue. En dépit des mesures dissuasives du Code de 2004, cette pratique permettant à l’homme d’épouser jusqu’à quatre femmes est toujours en vigueur, ce qui, pour Amina Lotfi, « met en péril la cohésion familiale ». Les associations revendiquent également l’abrogation de la tutelle matrimoniale optionnelle pour la femme majeure ainsi que l’égalité en matière de mariages mixtes. En effet, un homme peut épouser une femme non-musulmane mais le mariage d’une marocaine à un non-musulman n’est pas reconnu. Les associations appellent également à ce que la dot ne conserve plus qu’une valeur symbolique et qu’elle ne conditionne plus la validité du mariage.

De manière générale, les associations réclament une égalité du recours au divorce avec les mêmes conditions et les mêmes droits ainsi que la simplification et l’unification des procédures, accompagnées de la mise en place d’une réglementation stricte régissant la gestion des biens des époux, tout en considérant les tâches ménagères et l’éducation des enfants comme des obligations communes aux deux époux et une composante majeure de la fructification de ces biens.

L’égalité en terme d’héritage : la revendication la plus contestée

Les associations féministes revendiquent l’abrogation de la discrimination en raison du sexe et de la religion pour disposer de l’égalité dans les parts successorales entre les femmes et les hommes placés au même degré de parenté. Il s’agit notamment d’amender l’article 280 pour autoriser le testament et de supprimer le principe du taasib qui suppose que lorsque seules des femmes sont héritières, l’homme le plus proche entre dans la succession. Si les détracteurs de cette approche se réfèrent aux textes coraniques qui régissent l’héritage pour dénoncer une tentative de sécularisation et de dénaturation de la culture marocaine, il est à noter qu’elle reste néanmoins prudente et en accord avec les textes sacrés qui vont dans le sens de l’équité plénière entre l’homme et la femme.

Au-delà de la Moudawana : l’amendement du Code Pénal pour lutter contre les violences faites aux femmes

Pour Ghizlane Mamouni, quels que soient les résultats de cette réforme, le combat ne s’arrête pas là, à commencer par les articles de loi discriminatoires présents dans le code pénal. Le rapport de l’Union de l’Action Féminine insiste notamment sur les cas de violence à l’égard des femmes, en particulier dans le contexte conjugal et privé. À savoir qu’en 2019, le HCP établit que plus de la moitié des femmes entre 15 à 74 ans, que ce soit dans le milieu rural ou urbain et toutes catégories socio-professionnelles confondues, ont subi au moins un acte de violence, qu’elle soit physique, psychologique, sexuelle ou économique, dans les douze mois précédent l’enquête. En 2021, on recense 62 000 femmes victimes d’actes de violence. Ce sont 15 000 femmes de plus qu’en 2020, tout en sachant que seule une femme sur dix subissant des violences dépose une plainte auprès de la police ou d’autres autorités. Elles sont encore moins nombreuses à signaler les cas de violence domestique. En 2023, on déplore au moins 47 féminicides, malgré le fait qu’il ne soit pas distingué de l’homicide dans le code pénal et que le crime en fonction du genre ne constitue pas une circonstance aggravante.

En ce qui concerne le code pénal, Amina Lotfi cite l’exemple de l’article 490 qui criminalise les relations hors mariage qui suppose qu’une femme victime de viol pourrait voir la justice se retourner contre elle en cas de démarches judiciaires. Les militantes insistent également sur le droit des femmes à disposer de leurs corps en récusant les articles 449-452 et 454-458 du Code Pénal qui pénalisent l’avortement si la santé de la mère n’est pas en danger. Votée en 2018, la loi 103.13 de lutte contre les violences faites aux femmes  reste par ailleurs difficile à faire appliquer et le changement des mentalités demeure un défi majeur, surtout lorsqu’il s’agit de la sécularisation du Code de la Famille.

Pour Yousra Al Barrad, cheffe de projet à la Fédération des ligues des droits des femmes, la Moudawana telle qu’elle est conçue aujourd’hui dicte le statut socio-économique des femmes et est un outil de reproduction sociale au service du patriarcat. Au-delà de leur mission de plaidoyer, le rôle des associations est donc d’accompagner le débat de social par leur travail de sensibilisation et de terrain, notamment à travers l’accueil et la formation des citoyennes les plus vulnérables afin de les autonomiser et de leur permettre de faire valoir leurs droits.

Inscrivez-vous à notre newsletter pour recevoir un condensé d’inspirations et d’informations autour de l’égalité
Inscrivez-vous à notre newsletter pour recevoir un condensé d’inspirations
et d’informations autour de l’égalité

Direction artistique : Blooming Baobab

Direction artistique

Blooming Baobab

Directrice de la publication : Aïcha Zaïmi Sakhri

Directrice de la publication

Aïcha Zaïmi Sakhri

Dossier de presse numero 26/2023

Newsletter
Inscrivez-vous à notre newsletter pour recevoir un condensé d'inspirations et d'informations autour de l'égalité

Newsletter
Inscrivez-vous à notre newsletter pour recevoir un condensé d'inspirations et d'informations autour de l'égalité