(Editing : Aïcha Sakhri)
L’inceste n’est ni une exception ni une fatalité. Il est un crime politique, un symptôme brutal d’une société patriarcale qui sacrifie ses enfants sur l’autel du silence. Chaque semaine, des femmes franchissent le seuil du cabinet de Chaimaa Oblaq, psychologue clinicienne, avec pour tout bagage une douleur muette. Voici ce que nous refusons encore de regarder en face.
Elles arrivent avec des symptômes multiples, dont l’origine véritable leur échappe encore. Certaines souffrent de troubles anxieux sévères, d’attaques de panique, de dépressions récurrentes ou de douleurs somatiques inexpliquées. D’autres consultent pour des troubles du désir, des phobies envahissantes ou des cauchemars récurrents, sans soupçonner que ces manifestations sont les traces silencieuses d’une agression sexuelle incestueuse vécue dans l’enfance ou l’adolescence. Ces symptômes forment une constellation clinique fréquente chez les victimes de violences sexuelles intra-familiales.
Et puis, peu à peu le récit émerge. Par bribes. De manière hésitante, fragmentée, parfois entrecoupée de silences, de doutes, de larmes. Il est rare qu’il soit immédiat. Un souvenir qui revient la nuit. Une peur inexpliquée face à une figure masculine. Une image floue, enfouie. Il faut souvent des semaines, voire des mois de travail thérapeutique, pour que la patiente puisse simplement nommer l’irreprésentable, oser dire : « Il m’a touchée », « C’était mon oncle », « C’était mon père ». La honte est écrasante. La culpabilité, souvent démesurée. Beaucoup croient encore qu’elles ont « laissé faire », qu’elles auraient pu « dire non », qu’elles sont en quelque sorte co-responsables de ce qu’elles ont subi. À cela s’ajoute la peur d’être rejetée, de ne pas être crue, ou pire encore : d’être accusée de détruire la famille.
Leurs récits sont poignants et leurs prénoms ont été modifiés par respect pour leur vie privée
Imane avait six ans quand son oncle venait dans sa chambre pendant la sieste. Quand elle a osé parler, sa mère lui a dit : « Ne dis rien. Ça détruirait la famille. » Aujourd’hui, elle souffre de troubles anxieux sévères, une incapacité à faire confiance, et un sentiment d’indignité profondément enraciné. Nadia, elle, n’a compris que bien plus tard que les caresses de son frère adolescent étaient des agressions. Ce n’est qu’à la naissance de sa fille qu’elle a trouvé la force de parler. « Je n’ai pas eu le droit à l’enfance. Je vis dans un corps que je n’ai jamais choisi. »
Quand à Rania, 19 ans, elle a été violée par son père. Lorsqu’elle a parlé, elle a été accusée de mentir. Elle a tenté de se suicider. elle souffre de dissociation sévère, se mutile pour « sentir quelque chose ». « Mon corps me dégoûte. »
Hind aussi, 42 ans, n’a jamais parlé des attouchements subis dans l’enfance. Elle consulte pour une absence totale de désir sexuel. En séance, elle confie : « Je me suis toujours dit que c’était normal, que c’était moi qui étais bizarre. »
Le silence comme arme sociale
Ce qu’elles racontent, c’est l’inceste. Un crime silencieux, profondément enraciné dans les structures patriarcales de notre société. Un système où les mères sont parfois elles-mêmes, sous emprise, victimes d’une domination qui les pousse à imposer le silence à leurs filles, au nom de la hchouma. Un crime que l’on préfère taire pour ne pas salir l’image de la famille, pour ne pas heurter les valeurs traditionnelles. Pourtant, ce silence protège les agresseurs, jamais les victimes.
Loin d’être un fait divers isolé, l’inceste est une violence systémique, nourrie par la honte, le déni, l’impunité et l’absence de protection institutionnelle. Il est urgent de le nommer, de le visibiliser, et d’agir – collectivement car ce n’est pas un accident. C’est un système.
L’inceste est souvent présenté comme un tabou, une affaire privée, une « honte familiale ». Mais ce n’est pas un secret : c’est un crime.
Et ce n’est pas seulement un drame personnel : c’est un fait de société. Ce que je vois chaque jour en consultation, ce sont les traces laissées dans les corps et les âmes. Des douleurs diffuses, des cauchemars, des troubles alimentaires, une dissociation qui fait que l’on ne se sent plus tout à fait dans sa peau. Et surtout ce silence destructeur qu’elles subissent. Imposé par les familles. Par la société, qui préfère protéger les agresseurs que croire les victimes. Par la justice, qui ferme les yeux ou traite l’inceste comme un détail aggravant, pas comme un crime spécifique.
Au Maroc, le patriarcat n’est pas seulement une structure sociale : il est un système de pensée, une logique invisible qui traverse la famille, la loi, la religion et l’espace public. Il construit l’homme comme détenteur de pouvoir, et la femme comme figure de silence. L’enfant, dans ce système, n’est pas sujet de droit, mais objet de transmission, de loyauté ou de sacrifice. Les institutions judiciaires, médicales, éducatives ou religieuses ne sont pas en reste. La loi, elle aussi, participe à cette invisibilisation. Le Code pénal ne définit pas l’inceste comme une infraction spécifique. L’inceste est considéré comme une circonstance aggravante dans les affaires d’agressions sexuelles notamment lorsque la victime est mineure. Le code pénal ne reconnaît pas la gravité particulière de l’abus intrafamilial. Il permet parfois à l’agresseur d’éviter la prison si la victime “pardonne” sous pression familiale. Les institutions judiciaires, mais aussi police, justice, école, médias, peinent à entendre, à accueillir, à protéger cette violence. Pire, ce système n’est pas passif : il est activement produit, maintenu, justifié. Il sacrifie les victimes au nom de l’unité familiale, protège les agresseurs, et perpétue un système d’impunité.
Des chiffres qui ne disent pas tout
Les données officielles ne suffisent pas à saisir l’ampleur du phénomène. Selon l’Enquête nationale du Haut-Commissariat au Plan (2019), 25,6 % des femmes marocaines déclarent avoir subi une forme de violence sexuelle. Pourtant, seules 3,4 % d’entre elles ont porté plainte.
Une étude de l’association INSAF, menée en 2022, indique que près de 70 % des agressions sexuelles sur mineur·es se produisent dans le cercle familial ou de proximité. Mais l’absence de chiffres détaillés sur l’inceste témoigne d’un problème plus profond : la parole ne circule pas. L’honneur, la peur de la stigmatisation et l’absence de dispositifs de soutien empêchent toute reconnaissance publique du crime.
Le patriarcat dans la chambre à coucher
L’inceste n’est pas une erreur, c’est une structure de pouvoir. Il dit tout d’un ordre social où l’enfant n’est pas un sujet, mais un objet. Où la parole des filles n’a pas de valeur. Où les mères sont sommées de protéger la réputation avant la vérité.
La « hchouma » n’est pas une morale : c’est un outil de domination. Elle transforme les victimes en coupables, les coupables en intouchables. Et ce système ne tient que parce que tout le monde, ou presque, regarde ailleurs.
L’inceste est une forme de terreur intime. Il reproduit, dans la sphère privée, les rapports de domination que la société instaure dans l’espace public. Le corps des femmes et des enfants reste un territoire sans défense. Le silence, une arme de contrôle. Le refus de croire les victimes, un acte de complicité.
Mais la mémoire n’oublie pas. Le traumatisme de l’inceste est particulier. Il ne s’efface pas. Il ronge. Il s’insinue dans la vie adulte, dans la sexualité, dans la confiance en soi, dans les relations. Les victimes vivent avec une mémoire traumatique, un piège mental où le corps et l’esprit revivent encore et encore l’horreur passée. Troubles anxieux, dépression, dissociation, cauchemars, anorexie ou boulimie, douleurs diffuses, perte de désir, impossibilité d’aimer ou de faire confiance : les symptômes sont multiples. Et ils sont souvent incompris, même par les professionnels de santé.
Un crime politique, un acte de résistance
Dénoncer l’inceste ne relève pas uniquement d’une démarche thérapeutique ou personnelle. C’est un acte profondément politique. C’est mettre en lumière les racines d’un système qui tolère l’inacceptable, en remettant en question les piliers du patriarcat : l’autorité absolue du père, l’omniprésence du pouvoir masculin, la sacralisation aveugle de la famille et l’idée tenace que les enfants sont des extensions de leurs parents, des êtres sans droits propres, à disposition. Dire l’inceste, c’est affirmer que l’amour familial ne peut être un alibi au silence. C’est refuser que la loyauté envers la structure familiale prime sur la justice envers l’enfant.
Face à cela, notre responsabilité collective est immense. Il faut former tous les acteurs sociaux — médecins, enseignants, juges, policiers, imams — à reconnaître, accueillir et protéger. Il faut écouter avec humilité, sans condition, sans soupçon. Et surtout, il faut croire les victimes. Car le doute systémique est une violence en soi.
La thérapie comme lieu de reconstruction…
Pour celles et ceux qui ont survécu à l’inceste, la thérapie n’est pas un confort. C’est une nécessité vitale. Elle offre un espace rare où la parole peut enfin se poser, sans crainte d’être trahie, jugée ou réduite au silence. C’est là que les survivantes peuvent commencer à recoller les morceaux de leur identité éclatée, à faire le lien entre leurs symptômes actuels et les violences passées, à se réapproprier un corps dont elles ont été dépossédées.
Ce processus est long, parfois chaotique, mais il ouvre une voie de réparation. Il permet de restaurer l’estime de soi, de redéfinir des limites, d’apprendre à nommer les émotions. Il s’agit de retrouver la boussole intérieure confisquée trop tôt. Mais cette reconstruction individuelle n’est possible que si la société, elle aussi, accepte de se transformer. Une société qui regarde ailleurs condamne les victimes à l’errance. Une société qui écoute et agit peut les aider à se relever.
Mais pas seulement ! Le système aussi doit changer
Aujourd’hui, l’urgence est structurelle. Il faut reconnaître l’inceste comme une infraction spécifique dans le Code pénal, avec des peines aggravées lorsque l’agresseur exerce une autorité sur l’enfant. Aucune médiation familiale ne doit être autorisée dans les cas de violences sexuelles : la justice ne peut se compromettre avec la logique du pardon imposé.
Il faudrait que l’État forme tous les professionnels de santé, de justice, d’éducation, à la prise en charge des victimes. Il est indispensable de déconstruire la hchouma, cette honte intériorisée qui étouffe les mots avant même qu’ils ne soient pensés. Il faut créer des lieux d’écoute gratuits, accessibles, pensés pour protéger et non pour juger. Il faut que des psychologues soient présents dans chaque école, pour offrir un refuge à celles et ceux qui n’en ont aucun ailleurs. Et surtout, il faut garantir un accès réel à la thérapie. Car guérir ne devrait jamais être un privilège.
Tant que le silence domine, tant que les coupables sont protégés, tant que les victimes sont seules : la honte reste du mauvais côté. Mais elle n’a rien à faire sur les épaules de celles qui ont survécu. La honte doit changer de camp. Briser l’omerta, c’est faire justice. C’est reconstruire. C’est réparer. C’est une révolution féministe. Une révolution de l’écoute. Une révolution de la justice.
Que la honte change de camp. Maintenant.
*Chaimaa Oblaq est psychologue clinicienne, sexothérapeute et militante féministe. Elle accompagne des survivantes de violences sexuelles à travers une approche clinique, engagée et intersectionnelle. Elle milite activement pour une réforme des représentations sociales, juridiques et culturelles autour du corps, du consentement et de la justice sexuelle.