Quand l’égalité devient un luxe rural

Par Aicha Zaïmi Sakhri, Directrice de publication

Il est des chiffres qui résonnent comme une claque. Selon une récente étude du Haut-Commissariat au Plan (HCP), l’intégration économique des femmes rurales pourrait générer un gain de 25,3 milliards de dirhams, soit 2,2% du PIB national. Une richesse silencieuse, à portée de main, que l’on continue d’ignorer.

En parallèle, une autre enquête du HCP révèle que 58,4% des Marocains estiment que l’égalité entre les sexes n’existe pas. Un sentiment encore plus marqué en milieu rural, où ils sont 65,8% à partager ce constat. Ce n’est plus une simple impression : c’est une réalité sociale qui persiste et se renforce.

Sur le terrain, les femmes, notamment rurales, vivent l’inégalité comme une évidence quotidienne. Pas une revendication, mais une réalité, un empêchement concret et structurel à la fois économique, juridique et social.

Et parfois, cet empêchement prend la forme d’un dispositif légal, bien en place : le waqf familial privé. Un système patriarcal détourné de sa fonction originelle de protection du patrimoine, et aujourd’hui utilisé pour contourner le droit successoral afin d’exclure les femmes de l’héritage. Même si la loi interdit depuis 2010 d’exclure les filles de la première génération, les discriminations persistent pour les générations suivantes. L’ADFM a tiré la sonnette d’alarme avec une campagne aussi forte que claire : « Dans les Habous, mon droit est confisqué ». (Lire notre article)

Derrière ce slogan, des visages. Des femmes réelles, des histoires concrètes. Fatima, par exemple, vit dans une bourgade de l’Atlas. Elle travaille la terre depuis l’adolescence. Ses bras, ses mains, son corps en entier, sont usés par ces  journées de dur labeur ! Quotidiennement du matin au soir. Mais à la succession de son père, ce sont ses frères qui ont hérité de la terre familiale, via un waqf monté à l’époque au nom de la « sécurité » du patrimoine. « Je n’ai jamais pensé que ce système me volerait ma part d’héritage. Je croyais que j’avais les mêmes droits que mes frères », confie-t-elle.

Cette exclusion juridique s’ajoute à une précarité économique bien ancrée. Selon les mêmes sources du HCP, les femmes rurales représentent près de 40% de la main-d’œuvre agricole. Pourtant, leur travail est le plus souvent non déclaré, non reconnu, donc non protégé et surtout non rémunéré. Dans bien des cas, il s’agit d’un travail invisible, gratuit, pris pour acquis.

Cette invisibilisation et cette absence de reconnaissance est renforcée par l’accès limité à l’éducation : en milieu rural, le taux de scolarisation des filles plafonne encore à 44,8%, contre 70,6% pour les garçons. Moins d’éducation, c’est moins d’accès à l’information, aux droits, au marché du travail. C’est aussi un enfermement durable dans un modèle familial où la femme reste dans la dépendance. Amina, artisane dans la région de Souss-Massa, résume la situation : « On tisse les tapis, on préserve les savoir-faire, mais on n’a pas accès aux marchés. Ce sont d’autres qui tirent profit de notre travail ».

Comment peut-on continuer à parler d’égalité quand tant de femmes vivent sans terres, sans titres, sans revenu, sans pouvoir de décision ? Quand l’État reconnaît leur potentiel mais ne leur garantit ni accès, ni protection, ni ambition? Walou ! Jusqu’à quand ?

L’égalité économique n’est pas une faveur. C’est un droit. Et aujourd’hui, c’est aussi une urgence. Ce que nous disent les deux enquêtes du HCP, c’est que les Marocaines – et les Marocains – ont parfaitement conscience de cette injustice. Mais cette conscience ne suffit plus. Elle doit être suivie d’actes.

Et peut-être faut-il commencer par là : reconnaître le travail invisible, sécuriser les droits patrimoniaux, garantir un accès réel à l’éducation, à la protection sociale, à la terre, aux marchés. Autant de leviers déjà identifiés, parfois amorcés, mais encore trop timides pour inverser durablement la tendance.

La réforme du Code de la famille, en cours, est une occasion à ne pas manquer : elle doit s’attaquer aux racines des inégalités patrimoniales. Elle doit redonner sens et justice à des dispositifs comme le waqf. Elle doit pouvoir ouvrir la voie à une véritable autonomisation économique des femmes.

Car ce n’est pas de quelque chose d’irréaliste dont il est question, mais d’un choix. Celui de faire de l’inclusion des femmes rurales un projet collectif, une priorité nationale. C’est à l’État de montrer l’exemple, mais aussi aux institutions locales, aux collectivités, aux acteurs économiques. C’est aux médias de continuer à raconter. Aux associations de documenter, d’accompagner, de porter les voix. Ce sont des chemins possibles, si la volonté politique suit.

Il y va de la justice sociale, de la cohésion nationale, du développement du pays. Les chiffres sont là, les témoignages aussi. Il reste à faire preuve de volonté politique, de clairvoyance, et de courage.

Parce qu’en assurant le droit des femmes rurales, leur égalité, c’est reconnaitre leur existence et leur participation économique !

Parce qu’en libérant leur potentiel, c’est le Maroc inclusif qui avance.

Aicha Zaïmi Sakhri

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Directrice de la publication : Aïcha Zaïmi Sakhri

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Dossier de presse numero 26/2023

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