Rabéa Naciri est une militante féministe et experte de la question du genre et des droits des femmes au Maroc
Rabéa Naciri est une militante féministe marocaine passionnée et visionnaire, qui a consacré sa vie à l’égalité des genres et à la promotion des droits des femmes. Pour Rabéa Naciri, la philosophie patriarcale, sous-tendant le code de la famille actuel, doit changer et plaide pour une réforme en profondeur impliquant des experts de divers domaines afin de refléter les réalités sociales et les valeurs contemporaines d’égalité.
Entretien menée par Aicha Zaimi Sakhri
Entretien reformulé et extrait de l’émission Horrates (M24) diffusée le 9 novembre 2022x
Aicha : Vous êtes professeur, à la retraite désormais, mais vous avez consacré votre vie à l’associatif, à la recherche et à l’action pour l’égalité entre les genres. Vous êtes l’auteure d’une dizaine de publications et de contributions sur les droits des femmes. Parmi celles-ci : « Dalil pour l’égalité dans les relations familiales au Maghreb », « Collectif 95 Maghreb égalité. La Moudawana et sa réforme. Le rôle de l’État », publié dans la revue « Prologue », et « Le guide plaidoyer pour la réforme des législations familiales dans les pays arabes et le mouvement des femmes au Maroc ». Aujourd’hui, bien que vous ne fassiez plus partie des instances décisionnelles de l’Association démocratique des Droits des femmes (l’ ADFM), vous continuez à vous occuper de deux dossiers qui vous tiennent à cœur. L’un concerne le mouvement des femmes Soulayliètes pour la reconnaissance en tant qu’ayant droit aux terres collectives de 2007 à nos jours. L’autre concerne la réforme de la famille, notamment le droit successoral. Ma question, donc, est la suivante : Quelle a été votre motivation initiale pour entreprendre ce parcours remarquable ? Pourquoi avez-vous choisi de militer, malgré votre carrière de professeur ? Pour ceux qui ne vous connaissent pas encore, pourriez-vous nous en dire davantage ?
Rabéa : Mes motivations sont souvent questionnées, notamment par des chercheurs qui s’intéressent au mouvement des femmes et au féminisme. La question de ma motivation m’a rarement traversé l’esprit, et je n’ai pas pris le temps de la considérer sérieusement. Qu’est-ce qui m’a incité à agir ? Cependant, pour simplifier la réponse, je dirais que cela résulte probablement du refus de l’injustice. Au départ, je pense que c’était le principal moteur. Bien sûr, avec l’âge adulte, les lectures, les rencontres variées et les expériences vécues, comme les cas de violence et de discrimination que j’ai pu observer tout au long de mon parcours, ces éléments ont renforcé ma détermination et ma volonté de continuer mon engagement au fil des années.
Aicha : Étant donné votre connaissance approfondie de l’histoire du mouvement féministe marocain, pourriez-vous nous raconter quelles ont été les principales phases de ce mouvement ? Pourquoi le mouvement semble-t-il actuellement en retrait, voire silencieux ? Où sont passées les militantes ?
Rabéa : Les militantes sont toujours présentes. De nos jours, elles sont même de plus en plus visibles, avec près d’une décennie de mobilisation pour la deuxième réforme du Code de la famille. Mais il est important de reconnaître que le mouvement féminin a existé bien avant. Nous ne devrions pas oublier les vagues précédentes, telle que la mémoire de lutte portée par les « Akhawat Safa » et les femmes engagées même avant l’indépendance. Les femmes des partis politiques ont également grandement contribué à la réflexion et à la mobilisation. Néanmoins, une cristallisation de cette mémoire et de ces initiatives a eu lieu à partir des années 80, avec la création de nombreuses associations féministes. Ce que j’appellerais la « première vague » a émergé autour de cette période, bien qu’il y ait eu des vagues antérieures. Il est essentiel de se rappeler que nous sommes les héritières de cette lutte historique. Cette première vague a mis en évidence la priorité de remettre en question le statut personnel, en brisant le tabou qui entourait le sujet. Nous avons compris que le Code de la famille était un obstacle aux autres droits dans tous les domaines, et cette prise de conscience nous a poussé à entreprendre la lutte pour le réformer.
Après la réforme de 2004, nous avons assisté à une explosion d’initiatives féministes, non seulement dans les grandes villes, mais aussi dans les régions rurales. Cette diversification a modifié la dynamique du mouvement. Les jeunes militantes travaillent dans un contexte politique différent, en intégrant les évolutions sociétales et politiques. Cette transformation est notable, et le Code de la famille n’est plus l’unique centre de la lutte féminine. La liberté individuelle, l’avortement, la participation politique sont autant de domaines où des progrès ont été réalisés, grâce notamment à la réforme de 2004. Aujourd’hui, la société a changé, et les enjeux auxquels le mouvement féministe doit faire face ont évolué également. Actuellement, la lutte pour l’égalité des sexes s’étend à des domaines variés, allant bien au-delà de la réforme du Code de la famille.
Aicha : Il est indéniable que des progrès ont été accomplis. Ces avancées ont non seulement eu un impact significatif, mais ont également donné naissance à une nouvelle génération de militantes, souvent désignée comme la génération 2.0. Cette nouvelle vague de militantisme présente des caractéristiques distinctes, avec une visibilité accrue et une utilisation experte des réseaux sociaux. Une approche intéressante consisterait peut-être à combiner l’expérience du mouvement féminin traditionnel, qui a une longue histoire de mobilisation sur le terrain et de plaidoyer, avec les compétences et les compétences en communication de la génération 2.0 ?
Rabéa : Vous avez absolument raison, et je crois que cette réflexion nous préoccupe depuis un certain temps déjà. Cependant, il est important de reconnaître que nos méthodes de travail ont évolué au fil des années. Notre génération a eu l’opportunité de s’impliquer dans les partis politiques, et cela nous a conféré des avantages uniques. Beaucoup d’entre nous ont débuté dans les partis avant de se tourner vers le militantisme, ce qui nous a permis d’acquérir une compréhension approfondie des mécanismes politiques, des rouages gouvernementaux et des processus institutionnels. Cette expérience nous a grandement servi dans nos efforts de plaidoyer.
Aicha: Revenons au Code de la Famille. Sa majesté le roi Mohammed VI a annoncé dans son Discours du Trône du 30 juillet 2022, que le code actuel de la famille n’était plus adapté et qu’il devrait donc être modifié. Quelles sont les priorités pour ce nouveau code de la Famille compte tenu des progrès réalisés depuis la réforme de 2004 ?
Rabéa: Je ne sais pas si on peut parler de priorités. Pour commencer, examinons le Code de la famille. On peut lui reprocher bien des choses, mais il s’agit d’une construction patriarcale cohérente. Il repose sur un paradigme, une ligne directrice selon laquelle l’homme est chargé d’entretenir sa femme. C’est ce que j’appellerais la « kiwama » ou le contrat patriarcal. En vertu de ce contrat, l’homme prend en charge la femme, et de ce fait, il acquiert des droits qu’elle n’a pas. En d’autres termes, il bénéficie de davantage de droits que la femme, car il subvient aux besoins de la famille. Ce contrat patriarcal, qui a fonctionné pendant des décennies, voire plus, reposait sur le fait que les femmes ne travaillaient pas et que les familles étaient souvent élargies. La structure étendue de la famille offrait une certaine sécurité à ses membres. Par exemple, le Code de la famille stipulait que si un homme entretenait sa femme et qu’ils divorçaient, même après 30 ans de mariage, la femme perdait tout moyen de subsistance. À l’époque, dans la société patriarcale ou tribale, la famille élargie offrait un filet de sécurité, car la femme pouvait retourner vivre chez son père, son grand-père ou son frère. Cependant, la réalité a évolué. Selon les statistiques officielles, plus de 70% des familles aujourd’hui sont des ménages nucléaires, composés uniquement des époux et des enfants. La solidarité envers les ascendants est limitée, voire inexistante. Par conséquent, le Code de la famille est actuellement construit sur une base patriarcale qui ne correspond plus à la société marocaine d’aujourd’hui.
Aicha: Donc, vous suggérez que la philosophie sous-tendant le Code de la famille doit être modifiée ?
Rabéa: Exactement. Lorsque nous abordons la question des articles, je pense qu’il est temps de changer notre façon de penser. Il ne faut plus considérer la réforme du Code de la famille comme une simple question technique ou réservée aux spécialistes du droit islamique. Au contraire, il s’agit d’un enjeu social majeur qui englobe tous les domaines de la société. La législation familiale ne touche pas uniquement les relations familiales, mais elle a également des répercussions sur la sphère publique. Dans le monde entier, les législations familiales comptent parmi les sujets les plus complexes à traiter. Elles nécessitent une expertise approfondie pour répondre aux enjeux sociaux, et elles évoluent en fonction des changements dans la société. Nous devons également nous aligner sur la Constitution, les Conventions Internationales et les valeurs sociétales contemporaines. Une approche consistant à apporter quelques modifications tout en maintenant la même architecture ne suffit plus. La réforme de 2004 a montré ses limites, et il est temps de revoir l’ensemble du Code de la famille, de fond en comble, du mariage à la succession. Le maintien d’un code qui ne reflète pas la réalité économique, sociale et culturelle actuelle est inadmissible. Nous devons nous engager dans un processus de réforme plus approfondi, prendre en compte ces éléments et ouvrir le débat.
Aicha: Qui, selon vous, devrait entreprendre ce processus ? Le mouvement féminin, comme par le passé, à travers une coalition ? Ou bien la Haute autorité pour la parité et la lutte contre les discriminations APALD, qui n’a jamais été mise en place malgré son statut d’autorité ?
Rabéa: Cela ne suit pas nécessairement un schéma institutionnel classique. Cela pourrait être un projet gouvernemental soumis au Parlement, ou peut-être une commission spéciale mandatée par le Roi. Cependant, en dehors de la voie institutionnelle, il est essentiel de sortir de la dichotomie habituelle. Il ne suffit pas de réunir les experts en droit islamique et les représentants des associations féminines, avec quelques experts en complément. Cette approche, bien qu’utile en 2004, montre ses limites. Une réforme de cette envergure exige une expertise multidisciplinaire et une prise en compte de la réalité sociale, démographique, économique et culturelle du Maroc.
Aicha: Pourriez-vous détailler davantage la manière dont le processus devrait se dérouler ?
Rabéa: À mon avis, il faut faire appel à des experts indépendants, des spécialistes reconnus pour analyser chaque disposition du Code de la famille. Ces experts devront aborder la législation en fonction de la réalité sociale du Maroc, tout en prenant en compte le cadre normatif. Cette analyse devra s’appuyer sur des données démographiques, économiques et sociales. Une fois ce diagnostic établi, des propositions pourront être formulées. La discussion doit ensuite être élargie, en impliquant un large éventail de parties prenantes. Toutefois, il est primordial de traiter cette question sérieusement. La loi sur la famille touche chaque Marocain et Marocaine, et le processus de réforme doit être minutieusement préparé, prenant le temps nécessaire pour aboutir à des solutions durables. Un plan en trois étapes pourrait être envisagé : évaluation, propositions et discussions. C’est ainsi que nous pourrions garantir une réforme complète et équilibrée.
Aicha: La question de l’égalité entre les sexes est étroitement liée à la notion de liberté. De nos jours, les jeunes filles ont plus d’opportunités pour accéder à l’éducation et à l’emploi, mais beaucoup se sentent toujours limitées par les normes sociales et les attentes traditionnelles. Comment pouvons-nous travailler, en tant que société, à encourager une plus grande liberté pour les femmes et les filles ?
Rabéa: La question de la liberté est essentielle. Pour promouvoir une plus grande liberté pour les femmes et les filles, nous devons d’abord reconnaître que la liberté individuelle est un droit humain fondamental. Il est important de déconstruire les normes sociales restrictives qui limitent les choix et les aspirations des femmes. Cela nécessite un travail continu d’éducation et de sensibilisation, en mettant en lumière les préjugés et les stéréotypes de genre qui persistent dans notre société. Les médias, l’éducation formelle et informelle, ainsi que les espaces de dialogue ouverts, peuvent jouer un rôle crucial dans ce processus. Il est également important de soutenir les femmes qui osent défier les normes et de célébrer leurs réalisations. Les modèles de rôle positifs et les réussites des femmes contribuent à montrer que les possibilités sont vastes et variées.
Aicha: Merci beaucoup, Rabéa, pour cette discussion enrichissante. Vos perspectives sur le mouvement féministe au Maroc, ainsi que sur les défis et les opportunités pour l’égalité des sexes, sont extrêmement précieuses. Vos années d’engagement et d’activisme ont apporté une contribution significative à la société marocaine et à la lutte pour les droits des femmes. Vos idées continueront sûrement d’inspirer les générations futures.
Rabéa: Je vous remercie, Aicha. La lutte pour l’égalité des sexes et les droits des femmes est un engagement collectif, et j’espère que nos échanges contribueront à ouvrir de nouvelles perspectives et à renforcer cette lutte continue. N’oublions jamais que le changement prend du temps, mais chaque petit pas compte et nous rapproche d’une société plus égalitaire et juste.