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Reportage – À Moulay Bouchta : Le mariage et l’exil seules voies envisageables

Reportage – À Moulay Bouchta : Le mariage et l’exil seules voies envisageables

Par Dounia Z. Mseffer

À quelques heures de Fès, Moulay Bouchta Al Khammar, village bercé par la légende de son saint, est aussi le théâtre de vies de femmes. Confrontées à un manque criant d’opportunités économiques et éducatives, beaucoup considèrent le mariage comme une nécessité ou rêvent de s’échapper vers les villes. À travers les récits poignants de plusieurs générations, ce reportage révèle les défis et les sacrifices qui façonnent le quotidien de ces femmes en quête d’un avenir plus juste. Détails.

Lundi 14 avril 2025. La petite route serpentant à travers la campagne, à 75 kilomètres de Fès et à 80 kilomètres de Taounate, traverse un paysage marqué par les récentes pluies. De vastes champs de blé vert et des collines recouvertes de coquelicots rouges s’étendent à perte de vue. Au bout d’une heure trente de route, apparaît enfin, dans une paisible vallée traversée par les oueds Ouargha et Sebou, le village de Moulay Bouchta Al Khammar, un lieu empreint de spiritualité et d’histoire situé dans la province de Taounate. Ce nom, qui signifie littéralement “le maître de la pluie”, évoque la figure vénérée de Moulay Abi Cheta, figure emblématique du XVIe siècle, un saint dont la baraka était réputée capable d’invoquer les précipitations.

Son mausolée, niché au cœur du village qui enlace ses maisons modestes autour de la zaouïa, est un point de convergence pour les pèlerins et le centre névralgique du village où gravite tout autour une vie économique modeste mais animée. Une myriade d’échoppes colorées s’aligne sur la place, proposant aux visiteurs tout le nécessaire pour leur pèlerinage : foulards aux teintes vives, étoles brodées, bijoux, bougies votives et des flacons d’eau de fleur d’oranger.

Parmi cette dizaine de petites boutiques, trois sont tenues par des femmes du village. L’une d’elles est Hajja Fatima. Du haut de ses cent quatre ans, elle se présente avec un sourire comme la doyenne du village. Elle fut parmi les premières à posséder et à gérer sa propre échoppe. “La plupart des femmes ici héritent de l’échoppe soit à la mort de leur père soit à la mort de leur mari”, explique-t-elle. Hajja Fatima a hérité de son commerce de son second époux, il y a de cela vingt-deux ans. Son histoire personnelle témoigne d’une force de caractère peu commune. Elle évoque son premier mariage, contracté à l’âge de 14 ans pendant le protectorat, avec un homme qu’elle a quitté car il était collaborateur, et elle une résistante. “Il était hors de question que je reste avec un traite alors que le pays entier se battait contre le colonisateur”, affirme-t-elle fière. Ce n’est que dix ans plus tard qu’elle accepta de se remarier, trouvant auprès de son second mari une autre forme de stabilité et, finalement, une échoppe qui deviendrait son gagne-pain et un symbole de sa résilience au cœur de Moulay Bouchta Al Khammar. C’est dans ce village ancré dans son histoire et sa spiritualité que nous allons à la rencontre de ses femmes, et plus particulièrement de sa jeune génération, pour comprendre ce que signifie grandir et envisager l’avenir ici, à l’ombre d’un saint vénéré et au rythme d’une vie rurale en constante évolution.

 

Le mariage entre tradition et nécessité

Halima, âgée de 27 ans, travaille comme vendeuse dans la boutique de Hajja Fatima. Elle a grandi à Moulay Bouchta, après que sa mère, abandonnée par son mari, ait décidé de venir s’y installer croyant aux vertus curatives du lieu. Comme toutes les petites filles du village, Halima a suivi sa scolarité jusqu’au collège, mais lorsqu’est venu le moment d’aller au lycée, situé à Quariat Ba Mohammed, à environ 25 kilomètres de là, sa mère a préféré la retirer de l’école. “Elle avait peur qu’il ne m’arrive quelque chose sur le chemin du lycée et il était hors de question pour elle que j’aille vivre à Quariat Ba Mohammed. Cela m’a fait très mal car je tenais vraiment à avoir mon bac et poursuivre mes études. J’étais une très bonne élève en plus”, regrette Halima. Son rêve de devenir infirmière s’est ainsi évanoui. Elle a d’abord épaulé sa mère dans son activité de traiteur pour les mariages, avant de trouver une stabilité relative dans la boutique de Hajja Fatima. “Ici il n’y a rien. On s’ennuie. Il n’y a aucune activité, on voit toujours les mêmes gens, on ne fait pas de nouvelles rencontres… et surtout il n’y a pas de travail surtout pour les femmes”, déplore Halima.

En effet, les options de loisirs à Moulay Bouchta, qui compte une population de 12.530 habitants dont 27% de jeunes de moins de 15 ans selon le recensement de 2024, sont quasi inexistantes, se limitant à la sphère privée et aux interactions sociales habituelles. Quant au manque d’opportunités professionnelles, c’est une réalité palpable. Il n’y a aucune industrie susceptible d’offrir des emplois stables. Le taux de chômage global s’élève à 14.70% et des disparités significatives apparaissent dans le domaine de l’activité économique : le taux d’activité des 15 ans et plus est de 66.70% chez les hommes, mais seulement de 8.20% chez les femmes. Bien qu’un centre de formation existe pour les femmes, il offre peu de perspectives de travail concrètes dans la région. Il n’y a pas de coopérative féminine et les activités artisanales génératrices de revenus, traditionnellement pratiquées par les femmes, sont également rares. D’ailleurs, les chiffres du recensement de 2024 le prouvent : la faible participation des femmes au marché du travail à Moulay Bouchta se reflète dans leur situation professionnelle, où une part importante (58.50%) occupe le statut d’aide familiale, tandis que leur présence est très faible dans les postes d’employeur (0%) et de salarié (7%). Ce contexte est marqué par ailleurs par un faible développement du tissu associatif, avec seulement un établissement associatif opérant dans des locaux indépendants. Et si des efforts considérables ont été réalisés en termes de scolarisation, seules 11% des filles de Moulay Bouchta ont un niveau d’études secondaires contre 20,60% des garçons, 5,50% ont un niveau d’études secondaires qualifiant, et seulement 3.30% des jeunes femmes ont un niveau d’études supérieur. Le taux d’analphabétisme des 10 ans et plus est quant à lui toujours élevé, atteignant 44.60%, avec un écart important entre les hommes (31.20%) et les femmes (58.20%).

C’est pour cette raison que beaucoup de jeunes filles de Moulay Bouchta, même celles qui ont eu la chance de poursuivre leurs études, préfèrent se marier plutôt que de rester à ne rien faire”, dit Halima. Une réalité que confirme Fatima, la commerçante voisine qui s’est jointe à notre conversation. Sa nièce de 23 ans, après avoir obtenu son diplôme, a essayé de trouver un emploi dans le village, en vain : “Du coup,  comme beaucoup de filles de la région, elle a fini par se marier.” 23 ans, c’est exactement l’âge moyen au premier mariage pour les femmes recensé en 2024, ce qui témoigne du poids accablant des traditions et le cruel manque d’opportunités sur les choix de vie des jeunes filles !

Comme Halima, Fatiha est une autre jeune femme âgée de 20 ans originaire de Moulay Bouchta, qui a vu ses rêves d’avenir se heurter au manque de perspectives locales… Un an avant son baccalauréat, elle décide de quitter le lycée: “C’était ma décision car je ne voyais pas à quoi les études allaient me servir. Beaucoup de mes camarades de classe qui ont eu leur bac se retrouvent dans la même situation que moi … Aujourd’hui, j’aide ma mère dans les tâches ménagères, je passe mon temps sur mon téléphone… Travail dans les champs ? non il est hors de question c’est trop fatiguant”, déclare-t-elle le regard sur l’avenir teinté de fatalisme. Son rêve, petite, était pourtant de devenir policière, à l’instar de nombreuses filles dans le rural pour qui devenir policière représente bien plus qu’un métier. C’est souvent un symbole d’autorité, d’indépendance économique et de respect dans des contextes où les opportunités pour les femmes sont limitées et où elles sont marginalisées et soumises à des normes patriarcales fortes. “C’était un rêve et ça le restera. Mon avenir ? Peut être me marier et mener une vie normale, avoir des enfants et c’est tout… C’est vrai que je n’ai pas mis toutes les chances de mon côté en quittant l’école, mais je ne sais même pas si je regrette ce choix. C’est la volonté de Dieu je ne peux rien y faire”, dit-elle résignée. Mais en poussant un peu plus la conversation avec elle, elle finit par avouer que son seul espoir est d’épouser un homme qui vit en ville pour partir loin de Moulay Bouchta.

Le mariage est en effet souvent envisagé par les jeunes filles de Moulay Bouchta comme un moyen de s’éloigner. Elles se débrouillent pour épouser quelqu’un qui vit en ville”, affirme Halima qui précise qu’elle, de son côté, n’envisage pas du tout pour l’instant de partir même si son cœur aspire à d’autres horizons. “Oui bien sûr que moi aussi j’ai le désir de partir en ville, d’avoir la chance de suivre une formation en cuisine et être heureuse. Mais il est hors de question que j’abandonne ma mère. D’ailleurs, c’est pour cette raison que je ne pense même pas au mariage. Peut-être que si j’avais des frères et sœurs qui auraient pu s’occuper de ma mère, ma vie aurait été différente. Mais ce n’est pas le cas, donc à quoi bon se torturer l’esprit avec ces idées”, confie-t-elle en se levant pour accueillir des clientes venues tout droit de Fès pour faire un pèlerinage au Mausolée.

La migration : le choix d’un avenir meilleur

Partir en ville en quête d’une meilleure vie est en effet le souhait de nombreux et nombreuses jeunes de la région. Lors de notre passage à Moulay Bouchta, nous avons croisé plusieurs jeunes, qui comme des centaines de jeunes marocains et marocaines ont fait le déplacement la nuit du 14 au 15 septembre 2024 pour traverser la frontière entre Fnideq et Sebta. “En fait, lors de chaque vacances scolaires, depuis mes 14 ans, avec un ami, nous allons à Fnideq en espérant pouvoir passer de l’autre côté. Notre objectif est d’atteindre le centre de mineurs de Sebta pour être pris en charge. Nous voulons partir parce qu’on veut bénéficier d’une bonne formation, avoir un vrai travail, des droits, et une vie meilleure. Ici c’est juste impossible. Même si on va à la fac, les perspectives d’avenir sont minimes. Et si je dois aller trimer comme un forçat à Tanger ou à Casablanca, autant aller en Espagne où je gagnerai beaucoup plus”, nous lance Marouane, un jeune de 17 ans. Parfaitement conscient des risques qu’impliquent une telle traversée, Marouane se dit prêt à tout risquer : “C’est très dur car il faut nager de nuit et aller vers le large avant de prendre la direction de Sebta. Et il faut éviter aussi les policiers, la marine royale, la guardia civile …  J’ai été refoulé plus d’une fois mais je continuerais à tenter ma chance car je n’ai plus qu’un an devant moi. À 18 ans, ce sera fini. Je n’ai pas le choix, soit je réussis à passer, soit je meurs ici à petit feu”, poursuit Marouane.

Pour ceux et celles qui ne peuvent ou n’osent pas s’aventurer, les destinations privilégiées sont Fès, Tanger, Casablanca et Kénitra. Là où il y a des usines, des industries de câblage ou de textile. Selma fait partie de celles qui ont quitté Moulay Bouchta pour aller en ville. Elle a 25 ans. Son histoire, qu’elle nous livre avec une force tranquille, est celle d’un sacrifice précoce pour aider sa famille nombreuse de dix frères et sœurs, où elle occupe la cinquième place. “On a vécu la faim et la misère,” se souvient Selma. À quatorze ans, Selma prend une décision lourde de conséquences : quitter l’école pour chercher du travail. “Mon père n’avait pas les moyens de me payer les fournitures scolaires, ni le transport, et encore moins des habits… Quand on vit ici, soit on se sacrifie, on sacrifie ses rêves et ses espoirs pour aider ses parents, soit on quitte tout en laissant la famille derrière nous. Je n’ai pas pu faire ça. Je me suis sacrifié pour que mes proches aient un semblant de vie meilleure”, poursuit Selma. Contrainte par la nécessité, elle rejoint sa sœur à Fès, qui vivait avec son mari, chiffonnier, et ses deux enfants dans des conditions précaires. Là, Selma suit une formation technique en couture et, pendant dix ans, devient le pilier financier de sa famille. “Sans l’argent que j’envoyais, mes parents n’auraient pas pu tenir”. Son adolescence est marquée par le labeur : quatre ans de formation et de travail acharné à Fès, suivis de six ans dans une usine de textile à Tanger. “Je me souviens encore du jour où j’ai touché mon premier salaire, 350 dhs, je me suis sentie riche et heureuse. C’était l’Aïd el kébir, j’ai tout donné à ma sœur pour acheter le mouton et que l’on puisse nous aussi fêter l’Aïd comme tout le monde”, dit-elle en souriant fière.

Son départ pour Tanger, motivé par l’espoir de meilleures opportunités, suit le même chemin de débrouillardise et de soutien familial. Elle part sans argent, trouvant refuge temporairement chez de la famille avant de trouver un emploi au bout de quatre jours dans une usine de textile, ce qui permet à sa sœur, à son mari et leurs deux enfants de la rejoindre. C’est ainsi que pendant six ans elle enchaîne plusieurs boulots dans les usines de textile et peut ainsi subvenir aux besoins de sa sœur et de ses parents restés à Moulay Bouchta. “Je menais une vie dure mais j’étais indépendante, nos conditions de vie s’étaient améliorées. Je gagnais 4000 Dhs par mois et même si je gardais très peu d’argent pour moi, j’étais satisfaite de ma vie”, dit-elle.

L’année 2024 marque cependant la fin de son indépendance. Son père décide de la marier avec un homme du douar, de seize ans son aîné. “Je ne voulais pas me marier. Je ne crois pas en l’amour. C’était quelque chose que je n’avais même jamais envisagé”, reconnaît-elle. Mais, malgré son désir d’indépendance, elle accepte contrainte, se sentant incapable de s’opposer à son père. Son rêve d’enfant, devenir policière, s’éloigne ainsi définitivement face aux impératifs de la vie. Les sept premiers mois de son mariage sont difficiles. Le retour à la vie rurale après dix ans en ville est un choc. “J’avais du mal à me réhabituer à la vie à la campagne, cela faisait dix ans que j’habitais en ville et là c’était à nouveau la ‘tamara’, le manque de liberté, le contrôle social, le poids des traditions … J’ai fait non pas un pas en arrière, mais 10.000 pas en arrière. J’ai été indépendante depuis mes 14 ans et d’un coup me revoilà dépendante d’un homme”, soupire-t-elle. Quelques mois après son mariage, un drame survient dans la famille : le suicide de son frère de quinze ans. “Personne ne sait ce qui s’est passé, même l’enquête de police n’a rien donné”, confie-t-elle les larmes aux yeux. La douleur du deuil exacerbe son désarroi. “À ce moment-là je détestais la vie, j’étais en colère, car c’était moi qui avais élevé mon petit frère, qui le changeait quand il était bébé, qui survenait à ses besoins, qui le consolait quand il était triste… C’était comme mon enfant. Du coup j’ai délaissé mon mari qui ne l’a pas supporté”.  C’est à ce moment-là qu’elle retourne chez ses parents et demande le divorce. Mais lors de dernière séance chez le juge, elle décide de tout annuler et de donner une seconde chance à son union. “Aujourd’hui tout va bien. Nous avons réussi à trouver un bon équilibre. Il m’a aussi promis que nous aurions bientôt une maison plus confortable. J’ai hâte”.

Cependant, hors de question pour elle d’être complètement dépendante financièrement de son mari. Elle décide de prendre sa vie en main et trouve un travail de formatrice en couture dans le seul centre de formation pour femmes de Moulay Bouchta. Depuis quatre mois, elle y enseigne tous les jours de la semaine, à part les samedi et dimanche, de 9h à 13h. “J’aime ce que je fais là-bas mais par contre je gagne une misère, à peine 1000 Dhs par mois. Mais au moins cela me permet d’avoir mon propre argent et de sentir que je contribue aussi aux frais de la maison. D’ailleurs, mon ambition est aujourd’hui de devenir designer. J’adore dessiner, je sais que ça sera dur de réaliser ce rêve. Mais je me battrais”, affirme-t-elle.

 

Le pouvoir des hommes, le silence des femmes

À Moulay Bouchta, la question de l’égalité entre les hommes et les femmes, bien qu’universelle, prend une résonance particulière où les traditions ancestrales se heurtent aux aspirations d’une jeunesse en quête d’émancipation comme en témoigne Selma. Elle exprime avec force son sentiment d’injustice face aux structures patriarcales qui régissent sa vie. Le poids des décisions prises par son père et son mari sur sa propre vie reste une blessure : “Le fait que ce soit des hommes qui aient décidé de mon avenir m’a fait très mal. Ici on donne plus d’importance à l’homme, c’est lui qui commande, qui a le pouvoir. Nous ne sommes rien”, confie-t-elle, soulignant un sentiment d’impuissance dans une société où les femmes se sentent dépossédées de leur voix et de la liberté de choisir leur vie. “Il n’y a qu’à voir ma sœur. Elle a à peine 17 ans et elle a choisi de se marier car c’était la seule façon pour elle d’aspirer à une vie meilleure”, ajoute Selma.

Pour imposer un “tant soit peu” son indépendance et son désir de s’affranchir de ces normes sociales, Selma clame haut et fort que la maternité n’est absolument pas une priorité pour elle. “Je suis encore jeune et surtout j’attends de voir comment les choses évoluent avec mon mari. Je veux grandir un peu plus, être plus mûre, que nous ayons une meilleure situation financière. Le problème à Moulay Bouchta est que les femmes se marient jeunes et ont beaucoup d’enfants alors que les conditions de vie sont dures. Je ne veux pas faire cette erreur”, affirme-t-elle avec conviction. Son regard sur l’égalité est empreint d’une profonde interrogation : “Pourquoi la femme n’a pas les mêmes droits que l’homme ? Pourquoi est-ce que l’homme peut tout faire sans même en référer à son épouse et nous non ?” s’interroge-t-elle, déplorant que la société continue de perpétuer une image de la femme comme “fragile, faible…”, une image qu’elle juge erronée. Pour Selma, l’évolution des mentalités passe par l’ouverture et la rencontre : “C’est pour ça que je pense que c’est important de rencontrer des gens différents pour faire évoluer les mentalités. En plus ici, les femmes sont encore plus conservatrices que les hommes et si on veut changer les choses, il faut commencer par les femmes.”

Le Code de la famille, cadre juridique censé garantir les droits des femmes, est lui-même perçu avec des sentiments mitigés, entre espoirs et désillusions. “Je ne sais pas grand-chose sur la loi, je sais qu’il y a des choses mais je suis incapable de tout comprendre,” reconnaît-elle tout en soulignant le décalage entre les droits théoriques et les réalités vécues : “C’est vrai que ce code concerne toutes les femmes mais en tant que femme rurale on est oubliées, on n’a pas les mêmes moyens que les femmes en ville pour se défendre.”

Les aînées, Malika et Naima, apportent des perspectives nuancées sur ces questions. Malika, la belle-sœur de Selma, qui a quitté Moulay Bouchta pour se marier à Fès à l’âge de 17 ans, insiste sur le poids des responsabilités familiales et voit dans le mariage une solution pragmatique pour ses filles. Sa référence au mariage du prophète avec Aïcha âgée de neuf ans suscite l’indignation de Naima, sa sœur, qui défend avec vigueur l’importance de la maturité et de l’autonomie pour les jeunes filles. “Je ne suis pas d’accord avec ce que dit Malika : le mariage est une responsabilité. Une jeune fille de moins de 18 ou 19 ans n’est pas assez mûre”, affirme-t-elle, rappelant son propre mariage arrangé et son regret de ne pas avoir pu poursuivre ses études. Leurs échanges mettent en lumière un dialogue intergénérationnel complexe, où les progrès accomplis sont reconnus, mais où les inégalités persistent.  “Moi on m’a marié à 18 ans avec un cousin. Je n’avais pas mon mot à dire. Alors que petites notre rêve à toutes les deux avec Malika étaient de poursuivre nos études”, dit Naïma. Malika et Naïma soulignent également les limites du Code de la famille : “Ici… nous n’avons pas de droits… ce code n’est pas fait pour nous. Ce dont nous avons besoin ici c’est que l’on reconnaisse le travail de femme au foyer qui est un travail à part entière et que l’on prévoit une indemnité pendant le mariage et pas seulement après un divorce”. Un appel lancé également par l’Association Tahadi pour l’Égalité et la Citoyenneté (ATEC), avec le soutien de l’ONU Femmes Maroc à l’occasion de la Fête du Travail visant à déconstruire les stéréotypes et à poser les bases d’un nouveau contrat social au sein des foyers. En effet, le travail domestique non rémunéré (garde d’enfants, ménage, cuisine, soutien scolaire, soin des personnes âgées) est un pilier du fonctionnement familial et permet d’économiser des coûts importants. Selon les données du Haut-Commissariat au Plan (HCP), les femmes marocaines accomplissent plus de 90% du temps dédié aux tâches domestiques, y consacrant en moyenne cinq heures par jour, contre seulement 43 minutes pour les hommes. Un déséquilibre qui a un impact sur l’organisation des foyers, les trajectoires professionnelles et personnelles des femmes, alimente les inégalités de genre et par conséquent freine l’égalité des chances.

Aïcha, lycéenne de 16 ans, porte en elle l’espoir d’une génération et incarne cette soif de rompre avec le schéma traditionnel : “Je rêve de devenir businesswoman, de faire des études d’économie et aspire à une grande indépendance.” Pour y arriver, elle mise sur l’éducation comme outil d’émancipation : “J’étudie les langues étrangères grâce à Youtube. Je me renseigne sur les métiers d’avenir qui me permettront de partir d’ici et surtout de pouvoir avoir des opportunités de travail différentes de celles des femmes de mon village”. Mais elle déplore le manque d’ambition qu’elle observe parfois autour d’elle : “Beaucoup de mes camarades de classe n’ont pas conscience de l’avenir. Elles passent leur temps sur les réseaux sociaux, ont très peu de rêves et pas du tout d’ambition. Pourtant en tant que femme, nous devons imposer notre vision aussi pour faire avancer ce pays. Nous aussi avons notre mot à dire et c’est à nous d’arracher ce droit et notre liberté. Nous n’avons pas à attendre que les hommes nous disent quoi faire de notre vie”, affirme-t-elle avec conviction.

Ce que révèlent les histoires de Halima, Fatiha, Selma et Aïcha n’est malheureusement pas une exception, mais bien le reflet du destin partagé par de nombreuses femmes rurales au Maroc. Entre le poids des traditions qui limitent leurs horizons et brisent leurs rêves, l’aspiration profonde à une égalité et une reconnaissance de leur parole, leurs parcours soulignent l’urgence d’une évolution sociétale pour une société plus égalitaire où leur voix sera enfin entendue et respectée.

 

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Direction artistique : Domizia Trenta
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Directrice de la publication : Aïcha Zaïmi Sakhri

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Dossier de presse numero 26/2023

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