Intervention intégrale de l’intervention de Latifa El Bouhsini lors de la 1ère édition des Assises du féminisme
(16 décembre 2023 )
D’entrée de jeu, je précise que vu l’espace dédié à ce texte, je vais me limiter à une seule génération, celle des années 80 et à un seul enjeu[1], celui de la réforme du code du statut personnel (CSP), avec un prisme mettant l’accent sur le contexte politique.
Toutefois avant de me pencher sur la période sur laquelle je vais mettre l’accent, je rappelle que la question du statut personnel avait fait l’objet des revendications d’une association qui a été créée en 1946. Il s’agit d « Akhawat Assafa » (أخوات الصفا) affiliée au parti démocrate de l’indépendance (حزب الشورى والاستقلال). Parmi les résolutions[2] de son deuxième congrès tenu en 1947, il est question de :
- La nécessité de conclure légalement les actes de mariage devant un notaire (عدول نوثق) par le biais d’un appel au ministère de la justice ;
- L’élévation de l’âge du mariage pour les filles en le fixant à 16 ans et en l’interdisant avant cet âge ;
- L’interdiction de la polygamie, sauf en cas de nécessité majeure, considérée par l’association comme un fléau ;
- L’organisation judiciaire du divorce pour la sauvegarde de l’équilibre familial.
C’était pratiquement la première fois où une structure féministe s’exprimait sur les aspects d’ordre juridique régissant les rapports femmes-hommes au sein de l’institution matrimoniale. Il est important de rappeler qu’une fois le CSP avait été adopté en 1957-1958, une militante de cette association, non contente du contenu, s’en est pris à Allal Alfassi, rapporteur de la commission qui a élaboré le texte du code, en le mettant devant certains défis voire certaines contradictions. Dans un texte[3] publié dans « Ara’y Alaam » (الرأي العام) Souad Bent Moulay Al Hassan Ben Slimane Al Alaoui[4] interpelle Alfassi en ces termes :
- Pourquoi, en droit musulman, le témoignage de la femme ne compte-t-il que pour moitié par rapport à celui de l’homme et, dans certains cas, est-il nul ?
- Pourquoi la femme musulmane n’a-t-elle pas occupé de charges ministérielles ?
- Pourquoi l’Islam n’a-t-il pas autorisé la femme à assister aux manifestations religieuses au même titre que l’homme ?
- Pourquoi le père ou le tuteur a-t-il le droit absolu de marier sa fille ou sa pupille avec qui il veut, sans la consulter ou tenir compte de son opinion ? Pourquoi ce droit octroyé au père n’est-il pas octroyé à la mère ?
- Pourquoi la femme veuve ou divorcée doit-elle se faire représenter par un homme dans l’acte de mariage ?
- Pourquoi l’Islam donne-t-il à l’homme seul le droit de répudier sa femme et prive-t-il la femme de ce droit ?
- Pourquoi insulte-t-on la dignité de la femme par ce hadith : « les femmes sont peu religieuses et peu intelligentes » ?
- Pourquoi l’Islam n’autorise-t-il pas la femme à voyager seule, sans un contrôleur sûr (c’est une accusation formelle à sa dignité) ?
Ce texte donne l’avant-goût de ce qui va s’exprimer des décennies plus tard sur le CSP. Une nouvelle génération des féministes marocaines prendra le relais sur cette question qui constituera l’un de ses enjeux les plus importants. C’est sur ce combat pour la réforme du CSP de cette génération que nous allons nous attarder en essayant de fournir certains éléments qui permettent d’éclairer le contexte dans lequel le mouvement féministe a inscrit son combat.
En l’espace d’un peu plus de deux décennies, quatre moments importants ont marqué le parcours collectif du féminisme marocain.
Le premier moment (s’étale sur une période allant de la moitié des années 70 jusqu’en 1992) avec la création des premières organisations féministes en 1985. Evidemment, ce n’est pas la création en soit qui est importante, c’est plutôt le contexte et le processus à travers lequel des jeunes militantes ont donné corps à une aspiration féministe qui accorde toute son importance à ce moment. Il s’agit d’un contexte politique[5] marqué par les luttes de pouvoir donnant lieu aux limitations drastiques des libertés publiques avec son lot de violations graves des droits de l’Homme[6] englobant la disparition forcée, la détention arbitraire, la torture, les violences sexuelles, les atteintes au droit à la vie et l’exil forcé. Ces violations ont visé invariablement les militants appartenant aux différentes composantes de la gauche marocaine, avec des dommages et préjudices indescriptibles et un bilan lourd de conséquences. Toutefois, il faut noter que même si les victimes de ces violations étaient majoritairement des hommes, les femmes n’y ont pas échappé. Certaines d’entre elles, étaient très actives et figuraient parmi les fondatrices des premières associations féministes. Elles y sont venues après avoir vécu des expériences, soit au sein des organisations des droits de l’Homme ou dans le cadre des syndicats. Par ailleurs, l’union nationale des étudiants du Maroc (UNEM), resterait leur première école de militance et d’apprentissage politique.
S’engager dans un contexte pareil n’était pas du tout aisé. Cela nécessitait beaucoup de courage, aussi bien pour les hommes que pour les femmes. Or, pour celles-ci, il fallait également user d’arguments convaincants et de stratagèmes afin de déjouer le refus de leurs propres familles. Autrement dit, en plus de la répression politique, les militantes devaient faire face à une autre réticence, celle d’ordre culturel et des rôles stéréotypés.
Cependant, je dois rappeler que le début des années 80 commençait à connaître une certaine ouverture politique[7], d’où la parution de certaines publications féministes, dont les plus importantes sont, le journal « 8 mars »[8], « نساء المغرب »[9] et le magazine « Kalima[10] ». Une première association est née en juin 1985 : l’association démocratique des femmes du Maroc (ADFM. La deuxième, l’union d’action féminine (UAF) a vu le jour en mars 1987. Quant aux militantes de l’extrême gauche, elles ont mis en place des clubs féminins qui se distinguaient par l’organisation dans les maisons des jeunes, des cours d’alphabétisation au profit des femmes. Cette action de conscientisation efficace avec des résultats concluants, n’a pas échappé au regard « vigilant » de la censure. D’où la décision d’y mettre fin, et ce n’est qu’en 1992/93 que ces activistes ont été autorisées à créer l’association marocaine des droits des femmes[11] (AMDF).
Avec ces premières associations, un discours tout à fait nouveau commence à s’exprimer et un prisme différent émerge. Le retour à la littérature produite au tout début de l’apparition de ces organisations fait état, à la fois d’un lexique inhabituel et un repositionnement qui situe « la cause dite des femmes » dans une lutte contre un système appelé « domination masculine » ou Patriarcat, tout en la connectant au combat politique aspirant à la transition démocratique, au respect des droits de l’Homme et à la justice sociale.
Après un moment de maturation permettant de forger et de consolider l’identité féministe, vient alors le temps de l’identification des enjeux et du passage à l’action.
Cependant, il faut souligner que pendant cette phase de maturation, les féministes marocaines, et en parallèle à l’investissement que nécessitait la publication des journaux, organisaient une multitude d’activités dont celles qui relèvent de la sensibilisation, la conscientisation, en plus des conférences autour du féminisme, droits des femmes, égalité entre les sexes, les rôles sociaux de sexe, les stéréotypes sexistes…etc. C’étaient des activités qui ont permis une certaine maturation et une extension de l’audience des associations. Cette phase s’avérait importante pour mûrir la décision qui a consisté à poser la problématique de la réforme du CSP.
J’en arrive alors au deuxième moment important qui s’étale sur la période allant de 1992 à 1998
C’est le moment du passage à l’action politique qui se concrétise grâce au lancement par l’UAF en mars 1992 d’une campagne appelée « Une pétition pour la collecte d’un million de signatures pour la réforme du code du code du statut personnel[12] ».
L’UAF a saisi le contexte des négociations menées par la « coalition démocratique[13] » autour de la réforme de la Constitution en vue d’une alternance politique.
L’initiative constituait une tentative d’inscrire la réforme du CSP dans la sphère politique et de tenter de l’arracher de la seule sphère religieuse dans laquelle on a toujours tenu à la sanctuariser[14]. Pour convaincre de la nécessité de la réforme, l’UAF a avancé l’argument qui montre le lien entre la démocratisation des relations entre l’État et la société (objet des négociations politiques), et celle qui concerne les relations à l’intérieur de la famille, entre les hommes et les femmes. Afin de s’assurer l’attention des décideurs et d’éviter toutes sortes d’amalgame et de surenchères, il n’a pas échappé aux rédactrices de la pétition, d’inviter à s’ouvrir sur les différentes écoles juridiques et de ne pas se limiter à la « littéralité des textes », insistant de ce fait sur les valeurs de l’égalité et de l’équité.
Pour les revendications[15] à proprement dit, il s’agissait de
- Reconnaître la pleine capacité pour la femme, au même titre que l’homme ;
- D’annuler la tutelle ;
- De reconnaître les mêmes droits et les mêmes obligations pour les deux conjoints ;
- De mettre le divorce entre les mains de la Justice ;
- D’interdire la polygamie ;
- Et de donner à la femme le droit de tutelle sur les enfants au même titre que l’homme.
Cette première campagne a suscité un intérêt certain, qui a dépassé les attentes des initiatrices. Des conférences, rencontres, groupes de discussion autour du texte de la pétition se sont organisés un peu partout au Maroc. Un conseil de coordination entre les différentes associations et secteurs féminins des partis politiques a vu le jour en avril de la même année. Cependant, la campagne a suscité diverses réactions, notamment celles des courants opposés[16] à la réforme et qui n’entendaient pas laisser les seules voix féministes occuper le terrain. Arguant de la sacro-sainte chari’aa, ils ont prétendu que les revendications féministes sont contraires à la lettre de l’Islam, et conduisent celles et ceux qui les soutiennent ou les propagent à l’apostasie.
Or, comme souligné précédemment, le texte de la revendication était loin de constituer une rupture avec le référentiel religieux, il a juste invité à l’utilisation du principe de l’effort de l’interprétation. Ce qui nous amène à avancer, qu’au fond, c’est plutôt l’esprit de révolte, le souffle politique et la capacité de mobilisation qui posaient problème aux détracteurs, d’autant plus que les partis dont sont issues bon nombre de ces militantes, cherchaient à faire bouger les lignes et tentaient de peser sur le rapport de force politique en faveur d’une ouverture démocratique. On sentait qu’un vent de changement était en train de souffler, ce qui n’était pas forcément du goût de certains cercles, milieux et courants politiques.
Pendant presque cinq mois, et alors que les réactions des différents acteurs gagnaient en ampleur, le Roi Hassan II a annoncé dans son discours du 20 août 1992[17], sa décision de mettre en place une commission pour apporter des révisions au CSP. En tant que Commandeur des Croyants, il a tenu à utiliser son arbitrage pour dénouer le nœud d’une divergence qui commençait à s’aggraver entre les tenants de la réforme et ses détracteurs. Il a nommé à sa tête Abdelhadi Boutaleb, savant éclairé et ancien conseiller du Roi. Par la même occasion, le Roi a invité les femmes, et non les associations[18], à lui soumettre leurs doléances, tout en insistant sur deux points essentiels, à savoir :
- Le maintien de la réforme du code dans le cadre de la Commanderie des Croyants, ce qui veut dire d’une part, qu’elle restera tributaire de la lecture prônée par la doctrine officielle, à savoir le fiqh malékite. Mais, cela veut dire également qu’aucun autre acteur politique, y compris ceux qui se vantent du référentiel religieux, ne peuvent ni ne doivent s’en mêler. Il s’est agi de signifier aux « islamistes » du Mouvement Unicité et Renouveau (MUR) de ne pas franchir certaines limites ;
- D’un autre côté, le discours royal a tenu à ordonner aux femmes d’éviter toute forme d’exploitation de leurs revendications à des fins électorales. Autrement dit, il a tenté à sa manière de dépolitiser la revendication de la réforme du CSP en leur enjoignant de ne pas mêler le combat féministe à celui d’ordre politique. Ainsi, en faisant de la révision de la Moudawana une affaire personnelle, relevant de ses seules prérogatives, le Roi a décidé d’arrêter net un débat dont les termes commençaient à se propager et à questionner les assises idéologiques du Régime.
Au final, il semble que cette capacité de mobilisation féministe n’a en effet plu à personne, ni au régime politique, ni à certains courants politiques.
Quelques mois plus tard, après avoir examiné les mémorandums des différents acteurs dont les associations féministes, la commission chargée de la révision du CSP a soumis les résultats de son travail au Roi. Or, le moins qu’on puisse dire est que la réforme annoncée était en deçà des attentes des militantes. Pour rappel, cette dernière n’a touché que certains aspects d’ordre procédurier sans aller en profondeur de la discrimination qui structure tous les articles de la loi. Déçues, les militantes n’ont retenu qu’un seul point positif, à savoir la levée de la sacralité. Cependant, même si la réforme n’était pas satisfaisante, la campagne qui l’a accompagnée avait le mérite de positionner la réforme du CSP sur l’espace public et a montré la capacité des féministes à s’imposer comme actrices de changement. Ce qui était d’une grande importance dans le contexte de l’époque et a permis de relancer de nouveau la mobilisation pour une réforme conséquente.
Notons également par la même occasion que si les négociations pour une transition démocratique n’ont pas non plus abouti, elles ont permis quelques avancées en matière des droits de l’Homme et des libertés publiques. Il s’agissait en particulier de la libération des prisonniers politiques et d’une certaine forme de libéralisation de la presse et des médias en général, ainsi que l’ouverture du champ politique. Ceci avait eu des retombées positives dont la plus importante consiste en l’apparition de plusieurs associations y compris féministes.
J’en arrive au troisième moment important (situé entre 1998 – 2003)
Pour rappel, le contexte de l’époque était marqué par l’aboutissement des négociations politiques entre la Koutla et le Roi, entamées précédemment et qui n’avaient pas donné les résultats escomptés. Cette fois-ci, elles ont permis l’adoption de la Constitution en 1996, ainsi que l’organisation des élections et l’arrivée de l’ancienne opposition au Gouvernement[19] (mars 1998).
C’était également une période qui a connu une certaine ouverture de l’espace public, avec la naissance d’une floraison d’associations comme souligné ci-dessus, dont l’organisation de la femme istiqlalienne (OIF), la ligue démocratique des droits de la femme avec des sections (LDDF), Jossour à Rabat, Initiatives pour la protection des droits des femmes à Fès (IPDF), Association marocaine de lutte contre la violence à l’égard des femmes à Casablanca (AMVEF), Amna à Tanger, Assaïda Alhorra à Tétouan, et tant d’autres associations partout au Maroc.
Le féminisme avait ainsi commencé à se propager en dehors de l’axe Rabat-Casablanca. Ce qui est sans doute d’une grande importance pour une société en pleine ébullition.
Je rappelle que pendant ce temps, le Secrétariat d’Etat chargé de la Protection Sociale de la Famille et de l’Enfance[20], faisant partie du gouvernement d’alternance, a préparé un projet de réforme du Code, couvrant en plus de ceux retenus lors de la première campagne, d’autres dispositions, qui faisaient partie d’une stratégie touchant plusieurs domaines, appelée le plan d’action nationale pour l’intégration de la femme au développement (PANIFD). Ce projet intégré avait identifié quatre domaines prioritaires, à savoir :
-L’éducation et l’alphabétisation ;
-La santé maternelle et la santé reproductive :
-L’insertion économique des femmes et la lutte contre la pauvreté et l’exclusion ;
-Le renforcement des capacités institutionnelles, politiques et juridiques.
Toutefois, bien que tous les différents ministères aient participé à ce projet et aient soumis leurs propositions, une première opposition s’est alors exprimée à travers une lettre adressée par un membre du même gouvernement au Premier ministre, à savoir le Ministère des Habous et des Affaires Islamiques avec la contribution du conseil des Oulamas. Arguant de son éloignement de la doctrine officielle, cette lettre a rejeté en bloc toutes les propositions en laissant entendre l’attachement des représentants de l’Islam Officiel, à une lecture orthodoxe et le refus de toute lecture « libérale » de la chari’aa. Ayant pris connaissance de cette lettre, et étant donné qu’elles étaient partie prenante à l’élaboration du Plan, les féministes ont décidé de réagir et de faire pression pour qu’il n’y ait pas de recul. Deux grands réseaux de soutien au PANIFD ont vu le jour vers la fin de juin et début juillet 1999, un à Rabat et l’autre à Casablanca, regroupant l’un et l’autre une multitude d’associations et d’acteurs de la société civile ainsi que certains partis politiques et des syndicats.
Après le décès du Roi Hassan II en juillet 1999, le dossier de la réforme du CSP a pris une autre tournure. L’opposition s’est élargie au-delà des Oulamas officiels, pour englober les tenants de l’Islam politique, à travers la ligue nationale pour la protection de la famille marocaine. Nous voici alors en présence de deux camps, qui se sont livrés à un débat public d’une intensité sans précédent. Le point culminant aura lieu le 12 mars 2000 avec l’organisation de deux marches. Une à Rabat, avec la présence des défenseurs du projet de réforme, dont les associations enracinées dans les différentes régions du Maroc, et la deuxième à Casablanca avec la présence de ceux qui s’y opposaient, à savoir les islamistes, y compris ceux et celles de l’association Justice et Bienfaisance (جماعة العدل والإحسان) ainsi que l’union constitutionnelle (UC) et le parti national démocrate (PND) partis politiques réputés tous les deux pour être très proches du pouvoir. C’était à peine quelques mois après l’intronisation du nouveau Roi et un gouvernement d’alternance qui n’a pas été suffisamment soudé pour assumer un projet élaboré par l’un de ses membres. On a laissé le Secrétaire d’Etat en charge du dossier, se démener tout seul et faire face à une opposition qui n’y est pas allée de main morte. C’est dire la fragilité d’un gouvernement à un moment politique crucial pour le Maroc et pour la transition démocratique. Malgré une tentative du Premier ministre cherchant à trouver une solution à travers la mise en place en mai 2000 d’une commission composée des différents acteurs et courants, cette dernière n’a pu tenir aucune réunion. C’était déjà trop tard, et la suite est connue. Le Secrétaire d’Etat a été écarté lors du remaniement ministériel de septembre 2000. Ce qui était en soi l’avant-goût de ce qui adviendra de la décision relative à la réforme du CSP.
Toujours est-il, la tentative d’inscrire la réforme de la Moudawana dans un projet politique (gouvernemental) n’a hélas pas abouti cette fois-ci. Les acteurs politiques n’étaient pas encore prêts ni disposés à s’emparer de la réforme du code. Les uns pour des raisons ou calculs purement politiques, et les autres pour des raisons, à la fois politiques et religieuses, voire de principe. D’où l’arbitrage royal, souhaité et convoité par un certain nombre d’entre eux.
C’est dans ce contexte qu’une commission consultative a été mise en place en avril 2001, avec pour la 1ère fois la présence de trois femmes[21] et des profils autres que les Oulamas. La symbolique de ces profils est à retenir, car elle prouve l’acceptation du traitement de cette loi au-delà de la sphère religieuse. Sa mission consistait à accueillir les mémorandums des différents acteurs, à élaborer un projet de réforme et le soumettre au cabinet royal. Entre temps, la mobilisation des féministes s’est poursuivie dans le cadre d’un réseau plus restreint appelé « Printemps de l’égalité »[22]. Des meetings, des caravanes, des manifestations, des sit-in, des conférences ainsi qu’une vaste campagne de communication donnant la parole aux femmes victimes du CSP ont été organisés pendant que la commission s’attelait à sa mission. Ce sont également les moments dans lesquels les féministes ont fait preuve de leur capacité de réadaptation, de révisions, et de reconsidération, notamment sur le point qui a le plus cristallisé les divergences et les antagonismes, à savoir le référentiel, avec d’un côté les tenants du spécifique et de l’autre les défenseurs de l’universel.
C’est dire l’importance du débat public et de la confrontation des idées qui n’ont pas que des inconvénients.
La commission a mis plus de deux années avant de livrer les résultats de son travail. Les sorties médiatiques de Nouzha Guessous ont laissé entendre l’existence de sérieuses divergences entre les membres sur un certain nombre de points. Ce qui a retardé l’avancement du travail de la commission. Dans un essai[23] publié deux décennies plus tard, Guessous revient sur les points d’achoppement qui n’ont pas facilité la tâche du président Driss Dahhak. D’où la décision de nommer Mhamed Boucetta, réputé pour son habileté diplomatique et sa finesse politique. Ce dernier a opté pour la soumission d’un projet comportant diverses propositions pour qu’il soit tranché par le Roi.
Ce qui s’ouvre sur un quatrième moment fort.
Octobre 2003, date mémorable dans le combat féministe pour la réforme du CSP
C’est à l’occasion de l’ouverture de l’année législative et devant les représentants de la Nation que le Roi annonce la réforme et expose ses lignes saillantes. Estimant qu’elle a largement répondu à leurs doléances, la majeure partie des féministes, ont applaudi et salué cette réforme tant attendue. C’était un moment euphorique et un tournant qui a fait date.
Hormis la philosophie qui a structuré le nouveau code de la Famille, avec l’ouverture sur d’autres écoles juridiques et sur les conventions internationales des droits humains, il faut noter qu’une décision importante était annoncée dans le discours royal. Il s’agit de soumettre le projet de loi au parlement pour adoption définitive. Une décision que d’aucuns ont considérée comme allant dans le sens d’un début de sécularisation de cette loi et par conséquent de son traitement par les acteurs politiques. Ceci a clairement constitué en son temps une rupture par rapport au passé.
En conclusion, nous pouvons souligner que l’aboutissement vers une réforme plus ou moins satisfaisante, était le couronnement d’un engagement de plusieurs femmes et de certains hommes, qui ont fait preuve d’une forte conviction et d’une éthique militante. Sans la foi en la possibilité d’une réforme, ceci n’aurait pas été possible. Les féministes devaient faire face à de multiples formes d’opposition, couvrant un vaste éventail, allant de celle qui se drape derrière la religion, à celle exprimée par la voie politico-partisane, vers celle d’ordre institutionnelle, en passant par la misogynie dite ordinaire. Elles devaient également faire preuve d’intelligence collective et de capacité de réadaptation avec les éléments d’un contexte de transition politique et de mutations socio-culturelles. Le choix de maintenir la pression parallèlement au travail de la commission royale, avait montré en son temps, à la fois la lucidité et la persévérance à s’affirmer en tant qu’acteurs de la société, conscientes de l’opportunité à ne pas rater pour arracher une réforme qui a mis du temps à se réaliser.
Même si la réforme de 2004 a des limites dont certaines constituent une véritable discrimination à l’égard des femmes, elle reste en revanche d’une grande importance dans le contexte de l’époque. La génération des féministes qui en était derrière a jeté un pavé dans la mare. Elle a de ce fait secoué une certaine orthodoxie doctrinale et a mis une brèche dans le mur dans la hiérarchie au sein de la famille. Le chemin à parcourir pour consolider l’égalité et éliminer les discriminations reste encore très long. C’est à la jeune génération de prendre le relais et de capitaliser sur une expérience riche de leçons dont les plus importantes peuvent être résumés comme suit :
Sur le plan de l’environnement extérieur
Une certaine ouverture démocratique et un certain respect des libertés publiques se sont avérés absolument nécessaires pour encourager l’expression féministe. L’implication des militantes sur les deux fronts étaient indispensables pour faire entendre leurs voix et pour montrer la pertinence de leur combat. Un combat qui vise un système complexe pour lequel la décision et la volonté politique n’est plus à démontrer. Par ailleurs, une dynamique large des différents acteurs de la société a constitué une opportunité pour les féministes qu’elles ont bien saisie, et à laquelle elles ont en revanche apporté leur contribution.
Quant à l’environnement intérieur, je souligne les points suivants :
- La capacité du mouvement à préserver son indépendance ;
- La volonté d’abandonner la compétition au profit d’un leadership collectif ;
- La disposition à travailler ensemble, à se concerter et à se remettre en question qui est somme toute la volonté de s’approprier les règles démocratiques nécessaires pour une expérience collective ;
- La prise de conscience quant à la mobilisation du savoir scientifique permettant une connaissance fine du contexte ;
- L’articulation de l’action féministe avec les différents enjeux qui ont une importance cruciale pour un pays comme le Maroc, à savoir, l’enjeu de la démocratie, des libertés publiques, du développement socio-économique visant à arracher des milliers de femmes et d’hommes de la pauvreté et de la précarité, ainsi que l’enjeu des droits de l’Homme.
Ce sont là les quelques leçons à tirer d’une expérience qui est de toute évidence, loin d’être parfaite. Cependant, elle a le mérite d’avoir posé un jalon et inscrit la question de l’égalité en matière du droit de la famille comme perspective incontournable pour l’avenir.
[1] . D’autres revendications ont constitué des enjeux pour le mouvement féministe, dont les plus importants sont : le renforcement de la représentativité des femmes dans les lieux de décision politique, la lutte contre les violences faites aux femmes à travers l’adoption d’une loi, ainsi que l’accompagnement des femmes Soulalyates dans la reconnaissance de leurs droits sur la terre
[2] . Voir Latifa El Bouhsini, « Le féminisme au Maroc : histoire d’une évolution difficile » dans Actes des travaux du 5èle congrès des recherches féministes dans la francophonie plurielle, Université Mohammed V – Agdal – Rabat, Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales et Association des femmes africaines pour la recherche et le développement – AFARD, 2009, pp.43-58
[3] . Voir « Démocratie », organe en langue française du PDI du 25 février 1957. Certains passages de ce texte ont été republiés dans la revue « Prologues » dans un numéro consacré à la réforme du droit de la famille – cinquante années de débat, hors-série n° 2, Casablanca 2002, pp.10-11
[4] . Elue Inspectrice générale des sections féminines du PDI lors du 5ème congrès de l’association tenu en septembre 1956
[5] . Sur ce contexte voir entre autres l’ouvrage de Mounia Bennani-Chraïbi, Partis politiques et protestations au Maroc (1934-2020), Presses Universitaires de Rennes, Collection « Res Publica », 2021
[6] . Pour de plus amples détails et précisions, voir la synthèse du rapport de l’Instance Équité et Réconciliation
https://www.cndh.ma/fr/rapport-final-de-lier/synthese-du-rapport-final-de-lier
[7] . Les deux coups d’État militaires en 1971 et 1972 ainsi que l’affaire du Sahara ont constitué des éléments importants de négociation pour une certaine marge d’ouverture. Pour rappel, le congrès exceptionnel de l’USFP en 1975 a adopté entre autres résolutions celle relative à la réforme de la situation des femmes et la nécessité de réformer le CSP
[8] . Publication arabophone dirigée par Aïcha Loukhmas et Latifa Jbabdi, dont le 1er numéro est sorti en novembre 1983
[9] . Publication arabophone dont la responsable est Amina Lemrini, présidente à l’époque de l’ADFM
[10] . Publication francophone dont le directeur fondateur est Noureddine Ayouch, le 1er numéro est sorti en 1986
[11] . Présidée la première fois par Naïma Benwakrim
[12] . Voir sur cette initiative les témoignages de Latifa Jbabdi et Zhor Alaoui dans l’ouvrage intitulé : « Le mouvement des droits humains des femmes au Maroc : approche historique et archivistique », Étude réalisée par le Centre de l’Histoire du temps présent dans le cadre du programme d’accompagnement aux recommandations de l’Instance Équité et Réconciliation en matière d’archives, histoire et mémoire, avec l’appui financier de l’Union Européenne, Coordination : Assia Benadada et Latifa El Bouhsini, 2014
https://www.cndh.ma/fr/etudes/le-mouvement-des-droits-humains-des-femmes-au-maroc
[13] . La « koutla » se composait des partis suivants : l’Istiqlal, l’Union nationale des forces populaires, l’union socialiste des forces populaires, le parti du progrès et du socialisme et l’Organisation d’action démocratique et populaire
[14] . Les quelques propositions avancées par le passé par certains députés visant à réviser les dispositions relatives au divorce à titre d’exemple ont été rejetées sous prétexte que le CSP relève des prérogatives du Commandeur des Croyants, voir entre autres Abderrazak Moulay Rchid, la condition de la femme au Maroc, Publications de la Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales, Université Mohammed V, 1985
[15] . Voir le mensuel 8 Mars, n° 58, juin 1992
[16] . Voir la réaction de Mohamed Lhabib Toujkani dans le journal « Arraya » (الراية), l’organe de presse du Mouvement de la réforme et du renouveau (Islamiste), 20 Avril 1992
[17]. Voir le texte dans un recueil intitulé « La femme dans les discours et les interventions du Roi Hassan II », publié par le Ministère des Affaires étrangères et de la Coopération avec l’appui du fonds des Nations-Unies pour la Population (FNUAP), 2001
[18] . C’était une manière de ne pas reconnaître les associations en tant qu’expression politique du féminisme
[19] . Composé en partie des partis considérés comme très proches des organisations féministes
[20] . C’est Mohamed Saïd Saadi qui était à la tête de ce Secrétariat
[21] . Il s’agit de Nouzha Guessous (Professeure à la faculté de médecine), Rahma Bourqia (Sociologue et présidente d’université) et Zhor Alhor (Magistrate)
[22] . Voir Leila Rhiwi (coordinatrice du réseau), La réforme du code de la famille, dans Revue Projet 2004/5 (N° 282), pages de 32 à 37
[23] . Une femme au pays des fouqaha l’appel du Houdhoud, éd. La croisée des chemins, Casablanca 2021