Sexisme banalisé : une fatalité culturelle ou une résistance au changement ?

Par Dr Osire Glacier, Professeure d’Histoire

Edition : Nisrine Salaqi

Professeure d’histoire à l’Université Athabasca au Canada, Osire Glacier est une intellectuelle maroco-canadienne qui ne mâche pas ses mots lorsqu’il s’agit de déconstruire les inégalités de genre. Ses recherches, tout comme ses ouvrages « Le Sexe nié : féminité, masculinité et sexualité au Maroc ; Des femmes politiques au Maroc : d’hier à aujourd’hui », s’inscrivent dans une démarche critique exigeante, attentive aux héritages culturels, aux constructions sociales et aux contradictions juridiques.
À travers ses travaux, Glacier rappelle que penser l’égalité implique d’interroger les normes invisibles qui façonnent les sociétés autant que leurs lois. Avec un regard précis et une écriture sans détour, elle met au jour ce qui entrave encore aujourd’hui l’émancipation réelle des femmes.
Elle propose , à travers cet article, une plongée sans fard au cœur du sexisme ordinaire et institutionnalisé au Maroc. Poids du langage, inerties universitaires, hypocrisies sociales, ambiguïtés juridiques : Glacier dresse un constat sans concession, où le sexisme ne disparaît pas mais se transforme, s’adapte, et se normalise. Derrière cette lecture critique, elle ouvre pourtant une brèche : celle d’un Maroc capable, à condition de s’en donner les moyens, de redéfinir en profondeur ses rapports au genre et à l’égalité.

 

Depuis les années 2000, les études de genre ont timidement fait leur entrée dans les universités marocaines. Longtemps perçues comme un luxe intellectuel importé de l’Occident, elles peinent encore à s’imposer comme un outil d’analyse légitime dans un pays où les rapports entre les sexes sont souvent relégués à la sphère du privé, du religieux ou du culturel.

Fatima Sadiqi, linguiste et pionnière du féminisme académique au Maroc, en sait quelque chose. « Quand j’ai fondé le premier centre d’études sur les femmes à Fès en 1996, puis l’unité d’études de genre en 2000, nous étions peu nombreuses. Il a fallu justifier l’existence même de ces disciplines » raconte-t-elle. Aujourd’hui encore, les résistances sont nombreuses, y compris dans les milieux universitaires et intellectuels.

Car la question du genre n’est pas seulement une affaire de droit ou de politique. Elle se niche d’abord dans le langage. Dans les mots du quotidien, dans les proverbes, dans les manuels scolaires. Les termes comme al-maraa (la femme) et ar-rajoul (l’homme), omniprésents dans le discours social, véhiculent une vision figée des rôles sexués. « Le langage arabe populaire véhicule une vision essentialiste des femmes, souvent réduites à leur corps, à leur rôle reproducteur ou à leur devoir de pudeur. À l’inverse, la figure masculine est valorisée, associée à la force, à l’autorité, à la raison » observe Osire Glacier. Ces dichotomies sont renforcées par des expressions comme bhal chi bnita (« comme une fillette »), utilisée pour dénigrer un homme jugé faible, ou encore koun rajel (« sois un homme »), injonction viriliste par excellence.

Cette culture du sexisme ordinaire ne s’arrête pas aux trottoirs ou aux salons de thé. Elle s’invite aussi dans les espaces où l’on s’attendrait à davantage d’ouverture. En 2018, lors d’un débat public organisé par l’association Racines sur le thème des libertés individuelles, aucune femme n’était présente parmi les intervenants. Et lorsque l’un d’eux mentionne les associations féminines, les réactions fusent : rires, moqueries, blagues douteuses. « C’est une sauce ! », ironise l’un. « Des carnivores ! » lance un autre. Ces propos, tenus devant un public d’intellectuels et de militants, montrent à quel point le mépris envers les luttes féministes reste socialement toléré, voire valorisé.

Pourtant, le Maroc n’est pas resté immobile. Le Plan d’intégration des femmes au développement lancé en 1998, la réforme de la Moudawana en 2004, ou encore la pétition pour l’égalité dans l’héritage initiée en 2018, témoignent d’une volonté de changement. Mais ces avancées législatives, souvent obtenues au prix de luttes acharnées, se heurtent à une interprétation conservatrice des textes, à une mise en œuvre incomplète et à une opinion publique divisée.

La religion, souvent invoquée comme justification de l’ordre établi, est au cœur de cette tension. « Lorsqu’une fille est agressée dans la rue, on détourne le regard. Lorsqu’un jeune homosexuel est humilié, c’est la foule qui le juge. Mais que quelqu’un s’affiche en jupe ou demande des droits égaux, et c’est la morale religieuse qu’on brandit », déplore Glacier. Le religieux devient alors un outil de contrôle, une arme rhétorique pour maintenir une hiérarchie sociale genrée.

Le problème n’est pas seulement moral ou culturel : il est aussi juridique. Malgré des textes qui reconnaissent formellement l’égalité entre femmes et hommes, le droit marocain reste miné par des contradictions. L’article 19 de la Constitution de 2011 proclame l’égalité, mais ajoute que cette égalité s’applique « dans le respect des constantes du Royaume » – une formule floue qui ouvre la porte à toutes les interprétations. « Cette clause relativise tous les droits potentiels. Elle permet de légitimer les discriminations au nom de la stabilité ou de la tradition », analyse Glacier.

Derrière cette architecture juridique ambiguë, c’est une conception de l’identité nationale qui se dessine : viriliste, patriarcale, et excluante. Dans cette vision, les femmes sont tolérées tant qu’elles restent dans un rôle assigné – épouse, mère, gardienne des valeurs. Les autres formes d’émancipation, qu’elles soient professionnelles, sexuelles ou politiques, sont perçues comme des menaces à l’ordre établi.

Et pourtant, de plus en plus de voix s’élèvent. Des artistes, des juristes, des enseignants, des militantes… Tous et toutes réclament une société plus juste, où le genre ne serait plus un destin. « Les études de genre ne sont pas un luxe. Elles sont une clé pour comprendre les inégalités et penser des solutions adaptées à notre contexte. Elles nous permettent d’interroger nos habitudes, nos lois, notre histoire », insiste Osire Glacier.

Mais pour cela, il faudra que le Maroc accepte de regarder en face ce qu’il a longtemps nié : que le sexisme n’est pas seulement une déviation de la norme, mais bien un pilier du système. Et que l’égalité ne viendra pas d’une réforme isolée, mais d’une transformation profonde du regard porté sur les femmes, dans les mots comme dans les actes.

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Direction artistique : Domizia Trenta
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Directrice de la publication : Aïcha Zaïmi Sakhri

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Dossier de presse numero 26/2023

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