On peut légitimement se demander pourquoi s’intéresser au travail domestique non rémunéré (TDNR) accompli par les Marocaines au lieu de se préoccuper des obstacles à leur accès au marché du travail formel ?
Ceci est encore plus vrai dans un pays comme le Maroc où la question de la prise en charge du travail domestique déborde le cadre de la problématique de l’articulation travail/famille pour impacter l’activité formelle rémunérée des femmes et leur statut juridique et social et, d’une façon plus générale, les relations sociales de genre dans l’espace public et dans la famille. En effet :
D’un côté, l’activité féminin n’a eu de cesse de baisser passant de 28,1% en 2000 à 19% en 2023 (69% pour les hommes en 2023). En 2023, cet écart atteignait presque 50 points de pourcentage, avec un taux d’activité des hommes de 69% contre seulement 19% pour les femmes, plaçant, ainsi, le Maroc parmi les pays ayant les taux d’activité féminins les plus faibles au monde.
D’un autre côté, le travail domestique représentait en 2012 plus de 23 milliards d’heures dont 92% effectuées par les femmes et 79%, du cumul du temps consacré par les femmes aux activités professionnelles et domestiques. L’homme consacre 4 fois plus de temps au travail professionnel et 7 fois moins de temps au travail domestique que la femme.
Selon le HCP, en 2024, la probabilité pour les femmes mariées d’être inactives atteint 81,9% (3,1% chez les hommes mariés). L’activité professionnelle de la femme ne la libère pas des tâches domestiques puisque celle salariée le leur consacre quotidiennement 4h18mn, soit à peine 1h 42mn de moins que la femme au foyer. La charge de travail quotidienne de la femme active occupée atteint en moyenne 6h 21mn. Le poids du temps réservé aux activités domestiques représente 79% de cette charge.
Ces tensions et contradictions ne laissent que des espaces très restreints de libre choix aux femmes: mobiliser des stratégies personnelles leur permettant d’accéder à l’activité, ne pas y entrer et/ou se retirer du travail dès que le conflit entre la vie familiale et professionnelle devient ingérable. Ces contraintes et difficultés sont utilisées contre les travailleuses ayant des responsabilités familiales dans le milieu professionnel et social : en tant que mères actives (mauvaises et délaissant leurs enfants) et en tant que travailleuses (non motivées et non productives).
Le poids écrasant consacré par les femmes relativement aux hommes aux tâches domestiques fait que ces dernières sont considérées comme étant entretenues par les hommes. A ce titre, ces derniers bénéficient de plus de droits (en cas de divorce et de succession) et d’avantages sociaux que les femmes.
Mais les femmes ont également intériorisé la division patriarcale du travail de « Monsieur gagne-pain et Madame au foyer ». Lorsque la femme travaille à l’extérieur, les tâches ménagères et familiales ne sont pas réparties équitablement avec son partenaire. Les données d’une enquête de terrain sont significatives à cet égard dans la mesure où 62,56 % des hommes ne considèrent pas que l’égalité entre les sexes est liée aussi au partage des tâches domestiques.
Par ailleurs, en dépit de leur pénibilité et du temps qui leur est consacré, l’écrasant majorité des femmes a tendance à considérer que les tâches ménagères et de soins ne constituent pas un travail au véritable sens du terme.
Cette situation fut considérée, pendant longtemps, comme étant « naturellement » réglée par la complémentarité des tâches féminines et masculines au sein du ménage contribuant ainsi à l’invisibilité du travail domestique qui n’est pas saisi /pris en compte dans l’évaluation de la production de la richesse des sociétés, en général. De cette façon, continue à persister la sous-estimation de la participation des femmes à l’activité économique.
Pourtant au Maroc, deux estimations monétaires des tâches domestiques réalisées par le HCP en 2012, montrent que la contribution des femmes au PIB élargi aux services domestiques non marchands valorisés au SMIG (12,24 DH/h en 2012), est de 39,7%. Valorisé à la rémunération salariale moyenne par heure dégagée de la comptabilité nationale pour l’ensemble des activités économiques (22 DH/h), cette contribution représenterait 49,3%.
C’est ainsi que le TDNR est au cœur de la problématique de la participation des femmes au marché du travail salarié. En effet, une attention particulière devrait être portée d’une part, au budget temps des femmes, qui restent fortement impliquées dans la sphère domestique, et d’autre part, aux contradictions et tensions entre production et reproduction sociale, à l’origine de l’inégalité économique et sociale des femmes.
Au niveau international, le travail domestique est généralement défini selon trois critères : être productif, non rémunéré et pouvoir être délégué à quelqu’un d’autre.
- HCP, Analyse intersectionnelle sur la participation des femmes au marché du travail marocain. Une étude comparative entre les régions de Casablanca-Settat et de l’Oriental. Note de synthèse, Mars 2024.
- Le taux d’emploi des femmes est presque le quart de celui des hommes (16,7% contre 62,9%).
- HCP. Enquête Nationale sur l’Emploi du temps, 2012.
- HCP, Mars 2024.
- En 2020, cette charge de travail a augmenté en moyenne journalière de 33 minutes pendant la période de confinement en comparaison à une journée normale avant le confinement. 27% des personnes de sexe féminin sont surchargées par des tâches qui concernent tout le ménage (10,5% souvent et 16,5% de temps en temps). Ces fréquences sont bien plus faibles chez les personnes de sexe masculin 7,9% (1,8% souvent et 6,1% de temps en temps).
- Naciri Rabéa, Etat de l’égalité et de la parité au Maroc. Préserver et rendre effectifs les finalités et objectifs constitutionnels, CNDH, 2015
- Houria Alami Mchichi, in : Le code de la famille, Perceptions et pratique judiciaire, FES, Maroc, janvier 2007.
- HCP. Enquête Nationale sur l’Emploi du temps, 2012.
- Trois périmètres sont généralement envisagés :
Périmètre restreint : cuisine, ménage, soins matériels aux enfants, entretien du linge, gestion du ménage ; périmètre intermédiaire : y ajoute des activités : jardinage, bricolage, jeux avec les enfants) et, enfin, le périmètre le plus large, y ajoute les trajets effectués pour se déplacer.